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julie ou la nouvelle héloïse

mais il ne pénètre point dans l’âme et n’influe en rien sur le vrai bonheur. L’honneur véritable, au contraire, en forme l’essence, parce qu’on ne trouve qu’en lui ce sentiment permanent de satisfaction intérieure qui seul peut rendre heureux un être pensant.

…Malheur à quiconque prêche une morale qu’il ne veut pas pratiquer ! Celui qu’aveugle sa passion jusqu’à ce point en est bientôt puni par elle, et perd le goût des sentiments auxquels il a sacrifié son honneur. L’amour est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté l’abandonne : pour en sentir tout le prix, il faut que le cœur s’y complaise, et qu’il nous élève en élevant l’objet aimé. Otez l’idée de la perfection, vous ôtez l’enthousiasme ; ôtez l’estime, et l’amour n’est plus rien. Comment une femme pourrait-elle honorer un homme qui se déshonore ? Comment pourra-t-il adorer lui-même celle qui n’a pas craint de s’abandonner à un vil corrupteur ? Ainsi bientôt ils se mépriseront mutuellement ; l’amour ne sera plus pour eux qu’un honteux commerce ; ils auront perdu l’honneur, et n’auront point trouvé la félicité.

Que mon état est changé dans peu de jours ! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous ! Que de tristes réflexions m’assiègent ! Que de traverses mes craintes me font prévoir ! O Julie ! que c’est un fatal présent du Ciel qu’une âme sensible ! Celui qui l’a reçu doit s’attendre à n’avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet