Page:Rolland - Par la révolution, la paix.djvu/74

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cuté à fond. Mais je crains bien que l’obsession de la question politique indienne, la fatigue de Gandhi et sa répugnance instinctive à aborder les problèmes européens, ne s’opposent à la réalisation de mon vœu.

Et pourtant ! Et pourtant !… Même pour Gandhi, qu’il serait utile d’élargir, en ce moment, son horizon ! Ce qu’il a récemment publié, au sujet de la question des classes et de la lutte prolétarienne, montre qu’il ignore presque tout de la nouvelle phase où s’est engagée la marche sanglante du monde. Sa vue reste bornée à une inégalité des classes patriarcale qui n’exclut pas la bonhomie fraternelle ; et le capitalisme lui apparaît sous la figure de ses grands filateurs d’Ahmedabad, bonnes gens et pieux (à ce qu’il croit), susceptibles d’être touchés par sa parole, et qui restent en contact avec leurs ouvriers[1]. Il n’a pas eu affaire à la Puissance nouvelle, à l’Argent sans figure et sans cœur, aux sociétés anonymes, aux Consortiums internationaux, aux monstres aveugles, bien

  1. Depuis ce temps, la situation paraît s’être un peu modifiée. Et Gandhi semble avoir approuvé des grèves d’ouvriers d’Ahmedabad contre leurs patrons (1935). Mais il continue de buter contre le socialisme. Il se refuse, non seulement à l’accepter, mais à l’étudier. (Adresse au Congrès de Bombay, septembre 1934.) Sa volonté de conciliation, qui est un trait essentiel de sa nature, le tient flottant entre les partis, à l’heure où l’action nécessaire exige qu’on prenne parti : car toute hésitation à le faire tourne fatalement, dans le conflit social, au profit des exploiteurs contre les exploités. Au fond, cette attitude de Gandhi entre les partis procède de son Credo profond en la Non-violence, qui lui-même suppose une conception religieuse. Si pure que soit celle-ci, elle gêne la liberté de sa vision. L’expérience sociale est toujours ouverte, toujours en cours. Elle ne saurait être subordonnée à aucune préférence du sentiment, à aucun Credo. Si Gandhi ne parvient pas à se dégager de cette emprise du passé, qui retarde sa marche, il perdra inévitablement la direction du grand mouvement Indien, qui déjà commence à le dépasser. [Note de 1935.]