Page:Rolland - Quinze ans de combat.djvu/8

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

venues forcer leur porte, si elles ne les avaient pris à la gorge, sans leur permettre de respirer… Non, il n’est pas si facile à qui est seul et pauvre et indépendant, et veut parler et se faire entendre — ou, tout simplement, à qui veut vivre — il n’est pas si facile de s’abstraire d’un état social et politique, qui vous dispense (ou vous refuse) les moyens d’exister, qui vous octroie, donnant-donnant, contre l’indépendance la misère, et, quand il plaît à ses marchands de canons, qui vous impose la guerre, « la dernière des guerres », contre ceux-là mêmes que votre cœur a choisis comme amis ! Il a bien fallu que Jean-Christophe et Olivier se frayent passage au travers de la foire politique et sociale ; et c’est en lui rendant coups pour coups. Mais ils n’avaient qu’un désir — comme leur auteur en ces temps-là — c’était d’en sortir et de se retrouver dans leur empire : — Mein Reich ist in der Luft… — l’empire de l’air, le rêve de l’art.

Ils croyaient bien, à la fin du voyage, avoir gagné le droit de s’y reposer. Et quand la guerre de 1914 vint en déloger l’auteur, déjà au seuil de la cinquantaine, veuf de Christophe et d’Olivier, son premier élan de résistance fut pour défendre leur royaume, la cité de l’esprit, menacée, et pour la rebâtir au-dessus de la mêlée. Cette seule revendication le fit entrer, sans qu’il s’en doutât, dans la mêlée. Il apprenait, à ses dépens, que la liberté de l’esprit, dont se targuaient les écrivains de sa démocratie, n’existait pas plus en fait que les autres libertés abstraites, dont lui avait fait don (« ah ! le bon billet !… ») la Déclaration des Droits de l’Homme abstrait, patenté par la Révolution bourgeoise. Il ne fut pas long à dénoncer la duplicité de cette idéologie, dont la pire tyrannie se masquait. Mais il le fut à se dégager lui-même des abstractions, à l’ombre desquelles ces abus s’exerçaient. Il s’obstina, pendant des années, à défendre cette liberté abstraite de l’esprit, sans prendre garde que, pour que ce fantôme prît substance, il fallait d’abord lui conquérir, lui labourer le terrain où l’idée-plante s’enracinât. Il n’était pourtant pas sans le pressentir : car, dans le même temps, il avait pris parti pour la Révolu-