Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/119

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tâche : car le monde spirituel naît seulement dans les souffrances et les tortures. Le sacrifice et la souffrance, tel est le sort du penseur et de l’artiste : car son but est le bien des hommes. Les hommes sont malheureux, ils souffrent, ils meurent ; on n’a pas le temps de flâner et de s’amuser. Le penseur ou l’artiste ne reste jamais assis sur les hauteurs olympiennes, comme nous sommes habitués à le croire ; il est toujours dans le trouble et dans l’émotion. Il doit décider et dire ce qui donnera le bien aux hommes, ce qui les délivrera des souffrances, et il ne l’a pas décidé, il ne l’a pas dit ; et demain il sera peut-être trop tard, et il mourra… Ce n’est pas celui qui est élevé dans un établissement où l’on forme des artistes et des savants (à dire vrai, on en fait des destructeurs de la science et de l’art) ; ce n’est pas celui qui reçoit des diplômes et un traitement, qui sera un penseur ou un artiste ; c’est celui qui serait heureux de ne pas penser et de ne pas exprimer ce qui lui est mis dans l’âme, mais qui ne peut se dispenser de le faire : car il y est entraîné par deux forces invincibles : son besoin intérieur et son amour des hommes. Il n’y a pas d’artistes gras, jouisseurs, et satisfaits de soi[1].

Cette page splendide, qui jette un jour tragique sur le génie de Tolstoï, était écrite sous l’impression immédiate de la souffrance que lui causait le spectacle de la misère à Moscou et dans la con-

  1. Que devons-nous faire ? p. 378-9.