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viction que la science et l’art étaient complices de tout le système actuel d’inégalité sociale et de violence hypocrite. — Cette conviction, jamais il ne la perdra. Mais l’impression de sa première rencontre avec la misère du monde ira en s’atténuant ; la blessure est moins saignante[1] ; et dans nul de ses livres suivants on ne retrouvera le frémissement de douleur et de colère vengeresse qui tremble en celui-ci. Nulle part, cette sublime profession de foi de l’artiste qui crée avec son sang, cette exaltation du sacrifice et de la souffrance, « qui sont le lot du penseur », ce mépris pour l’art olympien, à la façon de Gœthe. Les ouvrages où il reprendra ensuite la critique de l’art traiteront la question d’un point de vue littéraire et moins mystique ; le problème de l’art y sera dégagé du fond de cette misère humaine, à laquelle Tolstoï ne peut penser sans délirer, comme le soir de sa visite à l’asile de nuit, où, rentré chez lui, il sanglote et crie désespérément.

Ce n’est pas à dire que ces ouvrages didactiques soient jamais froids. Froid, il lui est impossible de l’être. Jusqu’à la fin de sa vie, il restera celui qui écrivait à Fet :

Si l’on n’aime pas ses personnages, même les

  1. Il en arrivera même à justifier la souffrance, — non seulement la souffrance personnelle, mais la souffrance des autres. « Car c’est le soulagement des souffrances des autres qui est l’essence de la vie rationnelle. Comment donc l’objet du travail pourrait-il être un objet de souffrance pour le travailleur ? C’est comme si le laboureur disait qu’une terre non labourée est une souffrance pour lui. » (De la Vie, ch. xxxiv-xxxv.)