Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/127

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s’accusait lui-même, sans pouvoir la combattre. Revers des vertus humaines, inconcevable aveuglement qui entraîne ce voyant des âmes, cet évocateur des forces passionnées, à traiter le Roi Lear « d’œuvre inepte » et la fière Cordelia de « créature sans aucun caractère[1] ».

Notez qu’il voit très bien certains des défauts réels de Shakespeare, défauts que nous n’avons pas la sincérité d’avouer : ainsi, le caractère artificiel de la langue poétique, uniformément prêtée à tous les personnages, la rhétorique de la passion, de l’héroïsme, voire de la simplicité. Et je comprends parfaitement qu’un Tolstoï, qui fut le moins littérateur de tous les écrivains, ait manqué de sympathie pour l’art de celui qui fut le plus génial

  1. « Le Roi Lear est un drame très mauvais, très négligemment fait, qui ne peut inspirer que du dégoût et de l’ennui. » — Othello, pour lequel Tolstoï montre quelque sympathie, sans doute parce que l’œuvre s’accordait avec ses pensées d’alors sur le mariage et sur la jalousie, « tout en étant le moins mauvais drame de Shakespeare, n’est qu’un tissu de paroles emphatiques ». Le personnage d’Hamlet n’a aucun caractère ; « c’est un phonographe de l’auteur, qui répète toutes ses idées, à la file ». Pour la Tempête, Cymbeline, Troïlus, etc., Tolstoï ne les mentionne qu’à cause de leur « ineptie ». Le seul personnage de Shakespeare qu’il trouve naturel est celui de Falstaff, « précisément parce qu’ici la langue de Shakespeare, pleine de froides plaisanteries et de calembours ineptes, s’accorde avec le caractère faux, vaniteux et débauché de cet ivrogne répugnant ».

    Tolstoï n’avait pas toujours pensé ainsi. Il avait plaisir à lire Shakespeare, entre 1860 et 1870, surtout à l’époque où il avait l’idée d’écrire un drame historique sur Pierre i. Dans ses notes de 1869, on voit même qu’il prenait Hamlet pour modèle et pour guide. Après avoir mentionné ses travaux achevés, Guerre et Paix, qu’il rapprochait de l’idéal homérique, Tolstoï ajoute :

    « Hamlet et mes futurs travaux : poésie du romancier dans la peinture des caractères. »