Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/193

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dernières années[1], tantôt luttant contre vous et vous irritant, tantôt succombant moi-même aux influences et aux séductions auxquelles je suis habitué et qui m’entourent. J’ai résolu de faire maintenant ce que je voulais faire depuis longtemps : m’en aller… De même que les Hindous, arrivés à la soixantaine, s’en vont dans la forêt, de même que chaque homme vieux et religieux désire consacrer les dernières années de sa vie à Dieu et non aux plaisanteries, aux calembours, aux potins, au lawn-tennis, de même moi, parvenu à ma soixante-dixième année, je désire de toutes les forces de mon âme le calme, la solitude, et, sinon un accord complet, du moins pas ce désaccord criant entre toute ma vie et ma conscience. Si je m’en étais allé ouvertement, c’eût été des supplications, des discussions, j’eusse faibli, et peut-être n’aurais-je pas mis à exécution ma décision, tandis qu’elle doit être exécutée. Je vous prie donc de me pardonner, si mon acte vous attriste. Et principalement toi, Sophie, laisse-moi partir, ne me cherche pas, ne m’en veuille point et ne me blâme pas. Le fait que je t’ai quittée ne prouve pas que j’aie des griefs contre toi… Je sais que tu ne pouvais pas, tu ne pouvais pas voir et penser comme moi ; c’est pourquoi tu n’as pas pu changer ta vie et faire un sacrifice à ce que tu ne reconnais pas. Aussi,

    (Note communiquée par Mme Tatiana Soukhotine, fille aînée de Tolstoï.)

  1. Cet état de souffrance date donc de 1881, c’est-à-dire de l’hiver passé à Moscou, et de la découverte que Tolstoï fit alors de la misère sociale.