Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/217

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Et, dans un autre passage :

« Comment j’en suis arrivé à ma perte ? D’abord, le vin. Ce n’est pas que j’aie plaisir à boire. Mais j’ai toujours le sentiment que tout ce qui se fait autour de moi n’est pas ce qu’il faut ; et j’ai honte… Et quant à être maréchal de la noblesse, ou directeur de banque, c’est si honteux, si honteux !… Après avoir bu, on n’a plus honte… Et puis, la musique, pas l’opéra ou Beethoven, mais les tsiganes, cela vous verse dans l’âme tant de vie, tant d’énergie… Et puis les beaux yeux noirs, le sourire… Mais plus cela enchante, plus on a honte, ensuite[1]… »

Il a quitté sa femme, parce qu’il sent qu’il lui fait du mal et qu’elle ne lui fait pas de bien. Il la laisse à un ami dont elle est aimée, qu’elle aimait sans se l’avouer, et qui lui ressemble. Il disparaît dans les bas-fonds de la bohème ; et tout est bien ainsi : les deux autres sont heureux, et lui, — autant qu’ils peuvent l’être. Mais la société ne permet point qu’on se passe de son consentement ; elle accule stupidement Fedia au suicide, s’il ne veut pas que ses deux amis soient condamnés pour bigamie. — Cette œuvre étrange, si profondément russe, et qui reflète le découragement des meilleurs après les grandes espérances de la Révolution, brisées, est simple, sobre, sans aucune déclamation. Les caractères sont tous vrais et vivants, même les personnages de second plan : (la jeune sœur intransigeante et passionnée dans sa conception morale de l’amour et du mariage ; la bonne figure compassée du brave Karenine, et sa vieille maman, pétrie de nobles préjugés, conservatrice, autoritaire en paroles, accommodante en actes) ; jusqu’aux silhouettes fugitives des tsiganes et des avocats.

J’ai laissé de côté quelques œuvres, où l’intention dogmatique et morale prime la libre vie de l’œuvre

  1. Acte iii, tableau 2.