Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/50

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Il ne croyait jamais à la sincérité des gens. Tout élan moral lui semblait faux, et il avait l’habitude, avec son regard extraordinairement pénétrant, de cingler l’homme qui, lui paraissait-il, ne disait pas la vérité…[1]

Comme il écoutait ! Comme il regardait son interlocuteur, du fond de ses yeux gris enfoncés dans les orbites ! Avec quelle ironie se serraient ses lèvres[2] !

Tourgueniev disait qu’il n’avait jamais rien senti de plus pénible que ce regard aigu, qui, joint à deux ou trois mots d’une observation venimeuse, était capable de mettre en fureur.[3]

De violentes scènes éclatèrent, dès leurs premières rencontres, entre Tolstoï et Tourgueniev[4]. De loin, ils s’apaisaient et tâchaient de se rendre

  1. Tourgueniev.
  2. Grigorovitch.
  3. Eugène Garchine : Souvenirs sur Tourgueniev, 1883. Voir Vie et Œuvre de Tolstoï par Birukov.
  4. La plus violente, qui amena entre eux une brouille décisive, eut lieu en 1861. Tourgueniev faisait montre de ses sentiments philanthropiques et parlait des œuvres de bienfaisance dont s’occupait sa fille. Rien n’irritait plus Tolstoï que la charité mondaine.

    — « Je crois, dit-il, qu’une jeune fille bien habillée, qui tient sur ses genoux des guenilles sales et puantes, joue une scène théâtrale qui manque de sincérité. »

    La discussion s’envenima. Tourgueniev, hors de lui, menaça Tolstoï de le souffleter. Tolstoï exigea une réparation, sur l’heure, un duel au fusil. Tourgueniev, qui avait aussitôt regretté son emportement, envoya une lettre d’excuses. Mais Tolstoï ne pardonna point. Près de vingt ans plus tard, comme on le verra par la suite, ce fut lui qui demanda pardon, en 1878, alors qu’il abjurait toute sa vie passée et humiliait à plaisir son orgueil devant Dieu.