Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/88

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« Je n’avais pas cinquante ans, dit-il[1], j’aimais, j’étais aimé, j’avais de bons enfants, un grand domaine, la gloire, la santé, la vigueur physique et morale ; j’étais capable de faucher comme un paysan ; je travaillais dix heures de suite sans fatigue. Brusquement, ma vie s’arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir. Mais ce n’était pas vivre. Je n’avais plus de désirs. Je savais qu’il n’y avait rien à désirer. Je ne pouvais même pas souhaiter de connaître la vérité. La vérité était que la vie est une insanité. J’étais arrivé à l’abîme et je voyais nettement que devant moi il n’y avait rien, que la mort. Moi, homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. Une force invincible m’entraînait à me débarrasser de la vie… Je ne dirai pas que je voulais me tuer. La force qui me poussait hors de la vie était plus puissante que moi ; c’était une aspiration semblable à mon ancienne aspiration à la vie, seulement en sens inverse. Je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas y céder trop vite. Et voilà que moi, l’homme heureux, je me cachais à moi-même la corde, pour ne pas me pendre à la poutre, entre les armoires de ma chambre, où chaque soir je restais seul à me déshabiller. Je n’allais plus à la chasse avec mon fusil, pour ne pas me laisser tenter[2]. Il me semblait que ma vie était une farce

  1. Je résume ici plusieurs pages des Confessions, en conservant les expressions de Tolstoï.
  2. Cf. Anna Karénine : « Et Levine aimé, heureux, père de famille, éloigna de sa main toute arme, comme s’il eût craint de céder à la tentation de mettre fin à son supplice » (ii, 339). Cet