Page:Rolland Clerambault.djvu/264

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tombée ; mais la bête restait attelée, soutenue par les brancards ; on entretenait autour d’elle une exaltation factice, on arrosait d’espoirs magnifiques sa ration de chaque journée ; et bien que l’alcool en fût, chaque jour, plus éventé, elle ne pouvait pas tomber. Elle ne se plaignait même pas : les forces lui manquaient pour penser ; et pour qui se fût-elle plainte ? Le mot d’ordre, autour de ces victimes, était de ne pas entendre : être sourds et mentir.

Mais, un jour après l’autre, la marée des batailles rejetait, en se retirant, sur le sable, ses épaves, — mutilés et blessés ; et par eux affleuraient à la lumière les frémissements des profondeurs de l’océan humain. Ces malheureux, arrachés brusquement au polype dont ils étaient un membre, s’agitaient dans le vide, incapables de rien étreindre, ni des passions d’hier, ni des rêves de demain. Et ils se demandaient, angoissés, les uns obscurément, un petit nombre avec une cruelle clarté, pourquoi ils avaient vécu, — pourquoi on vit


« Poichè quel che è distrutto patisce, e quel che distrugge non gode, e a poco andare è distrutto medesimamente, dimmi quello che nessun filosofo sa dire : a cui piace o a chi giova cotesta vita infelicissima dell’universo, conservata in damno e con morte di tutte le creature che lo compongono ?… »[1]

  1. « Puisque celui qui est détruit souffre, et que celui qui détruit ne jouit pas et bientôt est détruit pareillement, dis-moi ce qu’aucun philosophe ne sait dire : à qui plaît, ou à qui sert cette vie infortunée de l’univers, qui se conserve au détriment et par la mort de toutes les créatures qui le composent ? » (Leopardi.)