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le théâtre du passé

nuer, plus nécessaire à l’heure actuelle que jamais ». Comme le dit alors naïvement un critique, « c’était jouer sur le velours. L’homme noir est en horreur à tout public français. On ne se lasse jamais, chez nous, de le dénoncer et de le haïr ».[1] Mais dans ces conditions, il ne s’agit plus d’art, et j’ai quelque raison de croire que Tartuffe livré à lui-même eût été moins populaire. Si savoureux qu’il soit et d’une si robuste carrure, la forme est trop peu libre ; elle sent son siècle ; les longs discours abondent, sans parler du langage spécial de la dévotion, dont le sens échappe à la foule. Le peuple méprise l’hypocrisie religieuse ; mais je doute qu’il la comprenne, surtout sous la forme qu’elle avait revêtue au temps des Provinciales.

Mais ne chicanons point Molière. Sa part est assez belle. Par l’une ou l’autre face de son double masque comique, il plaît depuis deux siècles à toutes les classes de la nation, et souvent il les rassemble dans une joie fraternelle. Cela est rare, presque unique sur notre scène. La monnaie de Molière ne manque pas en France. Mais quel qu’ait été le talent des successeurs du grand homme, on ne trouve guère chez eux cet opulent mélange de tempéraments opposés, ces deux natures : l’une qui analyse la vie avec une finesse ironique, un peu désabusée ; l’autre qui en jouit avec une puissante gaieté. L’observation va d’un côté, et la verve de l’autre ; à leur suite, le public se divise ; et l’art s’étiole, ou se dégrade. J’aurai l’occasion de dire plus loin ce que je pense de notre comédie moderne.

  1. Le Temps, 24 novembre 1902.