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224 LES ORIGINES DU THEATRE lyrique moderne.

Evremond au duc de Buckingham (1), « en vous disant que je n'admire pas fort les comédies en musique, telles que nous les voyons présentement. L'âme fatiguée d'une longue attention où elle ne trouve rien à sentir, cherche en elle-même quelque secret mouvement qui la touche : l'esprit qui s'est prêté vainement aux impressions du dehors, se laisse aller à la rêverie, ou se déplaît dans son inutilité. Mon âme, d'intelligence avec mon esprit plus qu'avec mes sens , forme une résistance secrète aux impressions qu'elle peut recevoir, ou, pour le moins, elle manque d'y prêter un consentement agréable, sans lequel les objets les plus volup- tueux même ne sauraient me donner un grand plaisir. »

Cette page d'un des gentilshommes les plus spirituels du dix- septième siècle, donne une idée assez juste et sincère du carac- tère français, tel qu'il était dans toute sa pureté, avant d'être mo- difié par les influences étrangères.

Gomme il est naturel, Saint-Evremond ne parle que d'esprit et de raisonnement. Pour le contemporain de Descartes et l'ami de Corneille, c'est une nécessité, qu' « où l'esprit a si peu à faire, les sens viennent à languir. » Il ne songe pas un instant que les sens et le cœur peuvent avoir une vie propre , réclamer une expres- sion artistique. Comment croire qu'ils reflètent une part de la vérité? Son orthodoxie de la raison élève d'insurmontables bar- rières entre les idées claires et les idées obscures. Ce libertin vo- luptueux a les sens médiocres (le cas n'est point si rare). Son ex- périence abuse ce vieil habitué des passions. Il ne connaît pas la passion ; il se croit le droit d'y donner des leçons aux Italiens qui s'en nourrissent, comme d'un pain quotidien. « Les Italiens ont l'expression fausse, ou du moins outrée, pour ne connaître pas avec justesse la nature ou le degré des passions. C'est éclater de rire plutôt que chanter, lorsqu'ils expriment quelque sentiment de joie. S'ils veulent soupirer, on entend des sanglots qui se for- ment dans la gorge avec violence, non pas des soupirs qui échap- pent secrètement à la passion d'un cœur amoureux. D'une ré- flexion douloureuse , ils font les plus fortes exclamations : les larmes de l'absence sont des pleurs de funérailles : le triste de- vient lugubre dans leurs bouches : ils font des cris au lieu de plaintes dans la douleur; et quelquefois ils expriment la langueur de la passion comme une défaillance de la nature (2). »

��(1) Saint-Evremond, Œuvres complètes, éd. Desmaizeaux. Amsterdam, Mortier, 1739, t. III, p. 282.

(2) Lettre citée.

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