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L OPÉRA EN FRANCE. 225

Ainsi les emportements de la passion , qui sont la matière de la musique dramatique, sont écartés délibérément, au nom de la vérité et de la justesse d'expression (1). Ainsi le pathétique ita- lien est proscrit comme outré. « Justesse, » « vérité, » voilà d'étranges raisons, si cependant ces hommes sentent d'une façon outrée! Ne seront-ils pas en droit de prétendre à leur tour, que les Français donnent de la nature une image pâlie et déco- lorée (2)?

(1) Reproche constamment adressé par l'élite , chez qui domine l'intelli- gence et le bon goût, aux tempéraments passionnés des génies surabondants de vie. En musique , on n'a point manqué de l'adresser tour à tour à Beethoven et à Wagner. Voir ce que l'excellent Forkel, admirateur de Bach, a pu écrire de Beethoven.

M. Gevaert, dans ses Gloires de l'Italie, écrit à propos de Caccini : « On sent en lui déjà une certaine tendance vers Y exagération du sentiment. »

(2) « Les Italiens trouvent que notre musique est endormante, plate, insi- pide... En effet, les Français cherchent partout le doux, le facile, ce qui coule, ce qui se lie ; tout y est sur le même ton; ou si on en change quel- quefois, c'est avec des préparations et des adoucissements qui rendent l'air aussi suivi que si l'on n'y changeait rien. Rien de fier ni hasardé ; tout égal et uni. » (Raguenet.)

L'abbé Raguenet, dans son très intéressant Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les Opéra (Paris, Jean Moreau, 1702), a un sentiment plus profond de la musique, et une intelligence beau- coup plus pénétrante des Italiens, que Saint-Evremond. Il montre leur su- périorité de passion. Il décrit leurs symphonies « exprimant la tempête, la fureur... Souvent la réalité n'agit pas plus fortement sur l'âme... L'imagi- nation, les sens, l'âme et le corps même en sont entraînés d'un commun transport... Une symphonie de furies agite l'âme, la renverse, la culbute malgré elle... Le violoniste qui la joue en prend la fureur; il tourmente son violon et son corps .. Si la symphonie doit exprimer le calme et le repos, ce sont des tons qui descendent si bas, qu'ils abîment l'âme avec eux dans leur profondeur; des coups d'archet d'une longueur infinie, traînés d'un son mourant, qui s'affaiblit toujours jusqu'à ce qu'il expire entièrement. — Les symphonies de leurs sommeils enlèvent tellement l'âme aux sens, suspen- dent tellement ses facultés et son action , qu'elle n'est plus à rien autre, comme si toutes ses puissances étaient liées par un sommeil réel... » Dans un oratorio chanté à l'Oratoire de Saint-Jérôme-de-la-Charité, à Rome, en 1097, sur les mots « mille saette » (mille flèches), « les notes étaient pointées à la manière des gigues ; le caractère de cet air imprimait si vivo- ment dans l'âme l'idée de flèche, que chaque violon paraissait être un arc, et tous les archets autant de flèches décochées dont les pointes semblaient darder la symphonie de toutes parts. »

Ce dernier passage montre justement, à la fois, la passion que la musi- que italienne mot au moindre détail, et la tendance des artistes français à tout réduire à des images matérielles et concrètes.

La page où Raguenet montre quelle hardiesse d'invention, quello audaco de génie musical donne aux Italiens leur passion indifférente au goût , ost

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