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AMOUR

volerait un morceau de moi-même. Jusqu’au danseur et au joueur de luth, s’ils étaient éminents dans leur art, qui feraient de moi ce qu’ils voudraient ! Au lieu d’être reposé, fortifié, rasséréné par votre société, j’aurais l’âme déchirée et dispersée à tous les vents ; si bien que je ne saurais plus, pendant bien des jours ensuite, dans quel monde je me meus.[1]

S’il était ainsi conquis par la beauté des pensées, des paroles, ou des sons, combien devait-il l’être davantage encore par la beauté du corps !

La forza d’un bel viso a che mi sprona !
C’altro non è c’al mondo mi dilecti…[2]

La force d’un beau visage, quel éperon c’est pour moi ! Rien au monde ne m’est une telle joie.

Pour ce grand créateur de formes admirables, qui était en même temps un grand croyant, un beau corps était divin, — un beau corps était Dieu même apparaissant sous le voile de la chair. Comme Moïse devant le Buisson ardent, il n’en approchait qu’en tremblant. L’objet de son adoration était vraiment pour lui une Idole, comme il disait. Il se prosternait à ses pieds ; et cette humiliation volontaire du grand homme, qui était pénible au noble Cavalieri lui-même, était d’autant plus étrange que souvent l’idole au beau visage avait une âme vulgaire et méprisable, comme Febo di Poggio. Mais Michel-Ange n’en voyait rien… N’en voyait-il rien vraiment ? — Il n’en voulait rien voir ; il achevait en son cœur la statue ébauchée.

Le plus ancien de ces amants idéaux, de ces rêves

  1. Donato Giannotti : Dialogi, 1545.
  2. Poésies, CXXXXI.
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