Page:Ronsard - Les Chefs-d’œuvre lyriques, édition Dorchain, 1907.djvu/163

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ESTIENNE JODELLE

Tu sais que je ne puis si tôt me commander ; Tu connais ce bon cœur, quand pour la récompense Il me faut à tous coups le pardon demander. Tu sais comment il faut gêner ma contenance, Quand un peuple me juge, et qu'en dépit de moi J'abaisse mes sourcils sous ceux de l'ignorance. Tu sais que, quand un prince aurait bien dit de toi, Un plaisant s'en rirait ou qu'un piqueur stoïque Te voudrait par sottise attacher de sa loi. Tu sais que tous les jours un labeur poétique Apporte k son auteur ces beaux noms seulement De farceur, de rimeur, de fol, de fantastique. Tu sais que si je veux embrasser mêmement Les affaires, l'honneur, les guerres, les voyages, Mon mérite tout seul me sert d'empêchement. Bref, tu sais quelles sont les envieuses rages Qui même au cœur des grands peuvent avoir vertu. Et qu'avec le mépris se naissent les outrages. Mais tu sais bien aussi, (vainement aurais-tu Débattu si longtemps et, dedans ma pensée, De toute ambition le pouvoir combattu), Tu sais que la vertu n'est point récompensée. Sinon que de soi-même, et que le vrai loyer De l'homme vertueux, c'est sa vertu passée. Pour elle seule donc je me veux employer. Me dussé-je noyer moi-même dans mon fleuve Et de mon propre feu le chef me foudroyer. Si donc un changement au reste je n'épreuve, Il faut que le seul vrai me soit mon but dernier, Et que mon bien total dedans moi seul se trouve : Jamais l'opinion ne sera mon collier. 93