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LA JEUNE VAMPIRE

était de beaucoup la plus jolie. À l’époque où je l’ai connue, elle était même fantastiquement jolie. J’entends par là qu’il se joignait à sa beauté quelque chose d’extraordinaire, je devrais dire de surnaturel. D’abord, sa face était exactement aussi blanche que cette feuille de papier, ce qui aurait dû la rendre un peu effrayante. Pour une raison ou une autre, cela ne la rendait pas effrayante du tout. Au contraire, elle était « fascinating » comme disent nos voisins. Évidemment ses yeux, ses cheveux et sa bouche rachetaient la pâleur excessive de la peau ; je ne sais pas ce qui était plus tentant, ou le buisson de flamme qui poussait sur le crâne, ou les yeux pathétiques, immenses et dévorants, ou les lèvres aussi rouges que la fleur du balisier… Il n’y avait pas très longtemps qu’elle était aussi pâle — un peu plus de cinq ans. Sa mère racontait qu’elle avait été morte — littéralement morte. Deux médecins avaient constaté le décès. Selon l’usage anglais, on garda assez longtemps le cadavre. Le troisième soir, il commençait à se décomposer… Ce qui n’empêcha pas que le matin du quatrième jour on trouva Evelyn Grovedale ressuscitée. Elle présentait des particularités intéressantes pour les savants et inquiétantes pour l’entourage. Sa mémoire était dans le plus grand désordre ; elle ne parlait qu’à des intervalles lointains et d’une manière incohérente ; elle ne montrait aucune tendresse aux siens. Lorsque son intelligence se coordonna, on eût dit qu’Evelyn était double. Pour le présent et pour des événements qui avaient suivi sa mort, elle parlait à la première personne ; pour les événements antérieurs, elle faisait intervenir une personnalité indécise. D’autre part, sa mémoire ne semblait lui servir qu’à se diriger dans la vie, aucunement à faire des retours sur elle-même. Quand elle se décida à rendre leurs caresses aux siens, elle le fit avec ardeur, mais d’une façon bizarre. Avec le temps, elle redevint presque normale. Après des hésitations, des révoltes et des craintes, elle parut accepter l’histoire de son passé comme on accepte des règles de conduite ou comme on adopte une croyance.