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CONTES. — PREMIÈRE SÉRIE

On entendit la soupe qui sifflait en passant de la cuiller dans sa bouche.

— L’argent, je m’en f… ! dit-il. J’y tiens pas.

— On ne peut pourtant pas crever de faim…

— Celui qui m’achètera pour de l’argent, y n’est pas sorti de sa mère ! continua-t-il avec noblesse. Et tu me dégoûtés quand tu en parles.

— Mais enfin, cria-t-elle désespérée… y faut vivre. Je passe les trois quarts de ma journée à faire des ménages, le petit est seul !

— Je te le demande pas, ça m’embête que ma femme travaille chez les autres.

— Alors, rapporte ta paye !

Il acheva de vider son assiette, puis, la cassant sur la table d’un coup sec :

— Ferme ta malle, on voit Jaurès ! ricana-t-il. Et puis, on crève ici.

Quand il fut sorti, elle demeura pensive. Le poids du monde l’écrasait et son désordre épouvantable. Elle essaya de se rendre compte, elle tira de petits papiers où elle avait inscrit des chiffres ; toute sa misère apparaissait, en images obsédantes, avec l’atmosphère des choses sans issue.

Il y avait eu des jours où elle croyait qu’à la fin Bernard cesserait de boire et nourrirait sa