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CONTES. — DEUXIÈME SÉRIE

des brebis fauves, dont les béliers rappellent étrangement des mouflons. On y élève des mulets gigantesques, pêle-mêle avec des ânes velus comme des ours, et de pesantes cavales. Les gens n’y sont point pauvres : ils savent trafiquer, et le pays a des réserves d’or et d’argent accumulées par quelques compagnons de Montbard. Pour moi, j’étais orphelin et assez chétivement loti : un bois de hêtres, de bouleaux et de chênes, des étangs, quelques champs à épeautre constituaient mon patrimoine. Le loyer s’en montait à quelques mille francs, tout juste de quoi subsister. La sagesse me commandait de prendre, lorsque j’aurais soutenu ma thèse, la succession du vieux docteur Caron, qui sombrait dans la vieillesse et les infirmités et d’épouser mademoiselle sa fille, qui avait trente mille écus de terres au soleil. Caron le désirait ; la fille ne disait point non. Mais je n’étais pas un sage. Je n’aimais pas cette excellente personne, un peu grognonne, au teint farine de maïs, aux yeux pareils à de petites pommes vertes, à la démarche de facteur rural. J’aimais Claire Presle, qui glissait sur les collines comme les oréades, qui secouait sa chevelure blonde ainsi qu’un nid de rayons, dont la peau rappelait à l’instant toutes les fleurs blanches de la forêt et des étangs, dont les yeux, les dents et les lèvres sortaient de chez le joaillier magique qui sait faire vivre l’émeraude, le saphir, la neige, l’émail, les corails, et les saturer de lumière. Mais cette fortune vivante croissait