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CONTES. — DEUXIÈME SÉRIE

maraîchers affluaient dans les voies latérales. Jamais je ne m’en tirerai… Je suis un faible, hélas ! je ne pourrai pas vivre dans la pénurie. Autant me casser la g… tout de suite.

Comme je soliloquais, j’aperçus une femme de structure trapue, qui s’était arrêtée au coin du trottoir. Elle avait un visage épais, au menton solide ; ses yeux gris marquaient à la fois l’angoisse et la résolution. J’ignore pourquoi elle m’intéressa : évidemment, sans mon état d’âme, je ne l’eusse pas même remarquée. Nos regards se rencontrèrent ; elle eut un soupir et murmura :

— Y a pas de justice !

Notre conversation partit de là. La femme avait cette familiarité aussi naturelle aux pauvres gens des grandes villes qu’elle est étrangère aux paysans et aux sauvages. Elle me raconta, comme elle l’aurait raconté aux pavés, qu’elle venait de traverser une rude épreuve : une maladie de sa fille l’avait ruinée ; ensuite, elle-même s’était mise au lit avec une pleurésie.

— J’avais quatre cents francs, monsieur, j’allais m’établir… et je vous prie de croire que c’était calculé ! Nous aurions fait fortune… Maintenant, plus un radis… pas même de quoi acheter un petit chargement de fleurs… Va falloir s’adresser à un buveur de sang ! Non ! y a pas de justice.

Son récit m’avait fouetté. J’entrevoyais cet abîme du peuple, où grouillent les myriades d’énergies inconnues.