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CONTES. — DEUXIÈME SÉRIE

qui ne se montaient guère qu’à neuf ou dix personnes des deux sexes, parmi lesquelles un numismate fossile, un assyriologue au nez de tapir, et la famille Guerlin, composée de deux frères, Nicolas et Népomucène, respectivement entomologiste et statisticien, l’un veuf, l’autre armé d’une femme-peintre et d’une fille si claire, si fraîche, si vive, qu’on eût dit d’une églantine poussée parmi les choux.

J’eus la faiblesse de m’éprendre de cette demoiselle. Lorsque sa bouche rouge d’œillet, sa chevelure où se mêlaient dix nuances de blond, ses yeux de tourmaline, apparaissaient sur la terrasse ou dans la pénombre des salons, une excessive inquiétude agitait mes artères. Je gardais ces émotions pour moi-même, car je n’ai jamais eu de visions chimériques, et je savais quelle distance me séparait de Colette Guerlin. C’était exactement la distance qui sépare soixante-quinze francs par mois (plus la nourriture et le logis) de quarante mille livres de rentes et de vastes espérances. Il y fallait ajouter l’aversion que me témoignaient généreusement Mme  Guerlin, Nicolas, l’entomologiste, et surtout le statisticien, Népomucène.

Ce dernier était l’oncle. Il avait un museau violâtre et rogue, des yeux de caïman affreusement immobiles, et, comme le prince de l’Immortel, portait l’art de mépriser à ses ultimes limites. Et je crois qu’il ne méprisait personne autant que moi. Pourquoi ? C’est le secret de son âme de statisticien.