Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/112

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nuls. Victorine faisait tout le travail, y compris le blanchissage ; elle connaissait l’époque où il faut s’approvisionner de pommes de terre ; elle n’achetait que du riz, des haricots et du café de la dernière qualité ; elle fabriquait de ces soupes qui tapissent l’estomac et dont la digestion est rude ; elle courait de grand matin acheter du pain dans un débit où il coûtait moins cher que chez le boulanger ; elle avait la chicorée au prix coûtant.

En bon ivrogne, Isidore mangeait peu ; Victorine s’affamait et se gâtait l’estomac. Plus généreuse pour les enfants, elle les débilitait par la mauvaise qualité de la nourriture. Aussi ces enfants, dyspeptiques par nature, et doués de dents friables, eurent-ils mauvaise bouche dès leur jeune âge.

Fifine était aigre, d’une pâleur de linge sale, l’épine dorsale incurvée, avec de pauvres petits cheveux blonds, des yeux gris de cendre qui étaient parfois jolis, lorsqu’un peu de sève montait au visage, mais le plus souvent brumeux et chagrins. Entre les lèvres plates, décortiquées, et souvent enflammées de « bouchères », les dents transparaissaient spongieuses, vertes et jaunes. Fifine avait de petits pieds mous, des jambes arquées, une main brûlante, d’ailleurs menue et non sans grâce. Dès l’âge de raison, elle fut âpre au gain et mit à la Caisse d’épargne ; son humeur était ironique et criarde comme sa voix ; elle se tuait au travail et s’y bossuait le dos. Généralement, sa lèvre exprimait l’amertume ; il y passait des sourires étrangement vieux et des rictus désespérés. Au demeurant, la pauvre fille était honnête, malveillante et cachectique.

Émile n’avait qu’une responsabilité partielle. Dans sa tête, aplatie sur les côtés, où le front saillait en « hollande pâte grasse », cahotait une pensée excentrique. L’œil somnolent avait des réveils subits où apparaissaient, selon l’heure, quelque exaltation