Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/191

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trave. S’il l’avait voulu, le meneur aurait pu déchaîner la grève. C’eût été impolitique. Delaborde passait pour le meilleur patron de la rive gauche. Il payait tous ses hommes au tarif syndical, venait en aide aux malades et donnait des étrennes au bout de l’an. S’il demandait parfois un coup de collier, il le rétribuait largement et, aux époques d’accalmie, réduisait la journée ou accordait de petites vacances, sans retenue sur les salaires.

Mais il voulait embaucher qui lui plaisait. Il n’y mettait aucune intolérance, malgré les excitations de Deslandes. Celui-ci le poussait à balayer « la tripaille révolutionnaire ». Quoique Delaborde eût pour lui une estime vive, et même de l’attachement, il résistait :

— En somme, Deslandes, la Fédération des travailleurs du livre n’est pas révolutionnaire !

— Des apparences, monsieur ! Que Keufer s’en aille et vous verrez monter la lie rouge. Vos ateliers sont pleins d’énergumènes.

— Deslandes, l’artisan parisien sera toujours frondeur. Laissons claquer cette loufoquerie syndicale. Car elle claquera, comme tant d’autres que j’ai vues disparaître depuis mon enfance. La combattre de vive force, pendant qu’elle est dans sa période de croissance, serait insensé. On me flanquerait un sale index, et je pourrais rester trois à quatre mois le bec dans l’eau.

— Je vous embaucherais les hommes nécessaires.

— Je sais que vous avez tout prévu ! Et vous réussiriez à coup sûr si l’index se produisait aujourd’hui. Seulement, il y a les lendemains. Les syndicats sont puissants ; dans quelques printemps, ils seront irrésistibles ! Ce sera le régime de la terreur. Et sans doute, ça ne s’éternisera point. Comme les effets ne seront pas à la hauteur de l’effort, comme il y aura tout de même du chômage et de la concurrence, les braves révolutionnaires, n’ayant plus d’ennemis à