Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/204

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de telles conditions que les occasions de souffrir soient rares.

— Sans doute. Mais ils n’éviteront les occasions de souffrir qu’en restreignant le champ de leur activité. Alors, leur sensibilité cessera de s’exercer, elle décroîtra, et la civilisation rétrogradera tout entière.

— Je ne vois pas qu’il faille restreindre le champ de l’activité. L’homme est un animal qui sait discerner et choisir, c’est même la seule raison de sa suprématie. L’action en somme est infinie, ou c’est tout comme : il suffira de se livrer aux travaux qui concordent avec l’hygiène. D’autre part, il est évident que l’exercice de certaines sensibilités n’est plus en rapport avec les résultats à obtenir. Personne n’hésitera à se faire soigner une molaire sous prétexte qu’une rage de dents est une manifestation de notre sensibilité.

— Halte-là ! s’écria-t-elle. Nous sortons entièrement de la question. Vous êtes sur le point de me faire dire qu’il faut rechercher la douleur. J’affirmerai aussi ardemment que vous qu’il faut la combattre, à condition qu’on soit prêt aussi à la braver, non pour elle-même — ce serait idiot — mais pour un plus grand bien. Quant à faire concorder l’action avec l’hygiène, sans la restreindre, c’est un songe. Une humanité qui se développe n’est pas maîtresse de ses actes ; elle est dominée continuellement par l’inconnu, par le nouveau, par des circonstances qui dépassent de très loin ses prévisions. Elle peut avoir, elle doit avoir un certain nombre de lois, de règles, de coutumes, qu’elle observe tant bien que mal, mais elle se réservera une vaste part d’aventure et de hasard. Trop sage, trop modérée, trop régulière, elle est condamnée : ce sera une petite société vieillotte, incapable de se développer et perdue dans la minutie. Ça ne la sauvera du reste point. Des sociétés plus vivaces, moins craintives, la dévoreront.