Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/265

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tailles, de rouleaux téléphoniques, de moellons, de ballots, de caisses, de bûches, de blocs calcaires, de ferraille, de sables, une cité de houille, un faubourg de briquettes, des bourgades de wagons, perdus dans les pénombres, jusqu’aux confins de l’horizon. On rêvait des villes abattues par un tremblement de terre ou fauchées par l’incendie ; la halte d’une peuplade de forains ; des galeries de mines, des carrières, des collines calcinées, des moraines, des tourbières. Malgré la lueur lunaire, les phares, les réverbères, les signaux d’aigue marine ou de rubis, c’était plein de trous d’ombre, de grottes, de cavernes, de pertuis, de chemins creux, d’embuscades.

Parfois, un train surgissait des profondeurs, longue demeure roulante que traînait une bête aux prunelles énormes, aux rauquements saccadés.

François Rougemont considérait avec admiration et colère ce paysage de l’homme ; la force l’en exaltait, et le génie opiniâtre ; mais par l’injustice et la haine, par l’avidité des uns, la lâcheté des autres, la sottise de tous, cette vie magnifique semait plus de misères que de joies.

Comme il s’attardait à suivre l’évolution d’un convoi de marchandises, il entendit des voix fraîches et, se tournant, il aperçut Armand Bossange avec le petit Meulière. Ils le contemplaient du regard dont un soldat de la Grande Armée aurait contemplé Bonaparte. Armand s’exaltait de le voir là, tout seul, dans la nuit de fer et de feu :

— Que faites-vous si tard dans ce vilain coin ? demanda le propagandiste. À votre âge, rien ne vaut le sommeil !

— Mais pas toujours, monsieur, fit timidement le jeune Bossange. Nous aurions mal dormi, et puis, est-ce qu’il n’y a pas des moments où il est bon de voir ça ?

Il étendait la main vers les rails, vers le fleuve,