Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/292

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homme solitaire, aux habitudes uniformes, et qui suivait, aux mêmes heures, la même route au long des fortifications et par la rue Lecourbe. Casselles se prépara minutieusement. Son dessein n’était pas de se sacrifier ; au rebours, il espérait agir avec assez d’adresse pour n’être ni surpris ni soupçonné. Depuis plusieurs semaines, il n’exprimait plus aucune opinion personnelle ; il écoutait, avec le petit reniflement par quoi il exprimait son approbation ou son blâme, et trouait le vide d’un regard hypnotique. Ce garçon muet, dont les discours se bornaient aux propositions toutes faites que les hommes échangent comme des correspondances d’omnibus, s’émerveillait du pouvoir mystérieux qui fait accourir et se ranger les mots en bon ordre ; il éprouvait une sorte d’ivresse lorsque les paroles suivaient des voies imprévues ou suggéraient des idées nombreuses. Une telle faculté lui semblait tenir du miracle ; il la plaçait bien au-dessus du travail et de l’action. Mais plus encore, il prisait le courage, surtout le courage secret, patient, obscur et profond des conspirateurs. Quoiqu’il professât des goûts d’homme de troupeau, incapable de concevoir une société sans lois ni sanctions, de tout temps, il avait glorifié les attentats anarchistes, lorsqu’ils étaient combinés avec art et exécutés avec énergie. Combien plus fallait-il exalter l’héroïsme des hommes qui se dévouent à une œuvre collective ! Et, songeant qu’il serait un de ces hommes, il goûtait des émotions formidables.


Cependant, il fallait en finir. Alfred obtint facilement quelques jours de congé et se mit à suivre de plus près son homme. La tâche était incommode ; sa présence pouvait être remarquée et, quoique prêt à subir les conséquences de son acte, il voulait n’avoir à se reprocher aucune maladresse. Le boulevard, généralement, restait désert. Cette circons-