Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/308

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vitation au voyage qui agite les âmes neuves dans la nuit, dans la brume, sous les nues brassées par le vent. Émile rentra d’abord ; Bossange entraînait ses camarades autour de l’usine Caillebotte ou le long de la « Prairie ». La nuit le stimulait. Il se précipitait dans les pénombres, il respirait vite, avec fièvre ou extase, il pérorait éperdument et tout à coup se taisait, accablé d’une tendresse vertigineuse, ou, le visage levé vers une tour, une fabrique, une constellation, il sentait passer des formes obscures et décevantes… Il avait pris le bras de Gustave et celui de Casselles. Une griserie d’amitié souleva son être, il parla des grandes choses qu’ils accompliraient ensemble. Il ne les définissait point : elles étaient fraternelles, héroïques et sociales. Le petit Meulière écoutait avec des yeux vagues, d’un air soumis ; Casselles aurait voulu se réfugier au plus noir du paysage et confesser son acte ; l’aveu ne cessait plus de lui vibrer dans le crâne, de battre avec ses artères et de convulser ses lèvres. S’il pouvait partager son fardeau, se confier à ses amis comme le catholique au prêtre ! Ils l’approuveraient ; tout redeviendrait désirable ; le mort ne serait qu’une épave, un des cent mille cadavres qu’on ensevelit chaque jour sur la planète ; la vie et ses joies s’étendraient sans limites…

Que de fois, durant cette course dans l’ombre, la phrase de l’aveu fut construite et reconstruite : il croyait presque la prononcer. Mais elle reculait, elle se désagrégeait, elle se perdait en lambeaux informes ; la peur saisissait le jeune homme au ventre. Non, ils ne sauraient pas se taire ; le secret coulerait comme un fluide, jusqu’à ce qu’il atteignît ceux qui disposent des destinées, dont une parole fait agir les gendarmes et se fermer ces portes qui séparent l’homme de l’espace, le flétrissent, l’affament et le dégradent.

Minuit gémit longuement sur les campaniles et