Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/315

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de marine et ces gradés pour lesquels il ressentait, naguère, tant de haine. Il ne croyait plus à leur force et ne les jugeait plus impitoyables. Jamais ils ne lui feraient ce qu’il leur avait fait là-haut, dans la solitude des fortifications, sous la petite brume tiède de septembre.

Et il méprisait les braillards, dont chacun aurait reculé d’épouvante devant l’œuvre accomplie. Cette œuvre, il ne la concevait plus ni bonne ni mauvaise ; elle avait une existence personnelle, elle était en lui comme un organe. Selon les circonstances, elle le faisait souffrir ou s’apitoyer, elle l’éloignait de lui-même ou réveillait un orgueil crispé et mélancolique. Parfois aussi, une peur brusque gelait sa peau et dressait son poil, la mort le saisissait à la nuque, son cœur semblait se détacher comme une pierre et écraser ses entrailles. Mais aucune preuve accessible aux hommes ne subsistait à la surface de la terre : la trace, qu’un chien seul eût pu déceler, était depuis longtemps évanouie, le poignard avait dix fois passé à l’alcool et à la lessive, le teinturier et la blanchisseuse avaient enlevé d’improbables indices sur les vêtements. Seul, entre les murs du crâne, dans ce monde de la mémoire où notre « moi » abrite ses archives, persistait un témoignage, créature étrangère et furieuse, dont la vie demeurait incompatible avec le milieu. Ah ! qu’il l’avait redouté et qu’il le redoutait encore. Il exécrait sa propre voix, il se méfiait de chaque parole sortie de ses lèvres.

Pourtant l’habitude venait ; le fauve s’acclimatait au fond de sa fosse, le meurtrier prenait confiance en soi-même et, voyant que la société était vaincue, que jamais elle n’aurait sa revanche, il narguait cette force énorme et tâtonnante. Avec une tristesse presque religieuse, il révérait sa victime, plus présente, ce semble, que le jour du meurtre, au pied des talus verts, sous les feuillages rouilleux. Il