Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/316

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discernait mieux le cou hâlé, les mains trapues, tous les détails de l’uniforme, car « l’inconscient » repétrissait cette image, la fixait et la précisait : Alfred recommençait inlassablement la poursuite, il sentait le couteau fendre la chair, il revoyait la chute, le corps pantelant, il entendait ce cri qui semblait jaillir de la terre. Là ne s’arrêtait pas la scène. L’imagination suivait le cadavre dans le cercueil, elle y voyait se décomposer et décroître les chairs, se vider les orbites et les dents apparaître par le trou des joues pourries. Le cœur du jeune homme défaillait de compassion.

Aucun homme vivant ne lui était aussi cher que ce mort. Il ne pouvait plus voir sans attendrissement un uniforme. Il y eut entre lui et les officiers une réconciliation bizarre ; il les suivait, dans la rue, d’un regard ami, il plaignait ceux qui promenaient un visage creusé de ravines, des paupières lasses et des moustaches grisonnantes…


Cependant, englobés dans l’âme collective, les conscrits continuaient à manifester leur turbulence. Il y eut des houles, des tangages et des tourbillons. Puis le mouvement s’orienta, le troupeau coula vers la barrière frontale, les bois gémirent et craquèrent, un flot d’hommes ahuris, qui s’éparpillait au grand air, roula sur l’infanterie de marine. Ils tâchaient de battre en retraite, travaillés par la prudence, mais, à l’arrière, la poussée persévérait, avec des hans de bûcherons, des imprécations sifflantes et un refrain de bataille :


Car si nous trouvons que la guerre
Est un spectacle repoussant.
Pour supprimer notre misère
Nous saurons verser notre sang.


L’infanterie de marine s’était massée, tandis qu’accouraient les sergents de ville et un piquet de