Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/357

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Elle essaye de détruire ses côtes, fit-il en riant. C’est une bête très rude, mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer : d’ailleurs, si elle ne te plaît pas, nous irons ailleurs.


Il connaissait, près de Grandville, une ferme où la vie n’était point déplaisante. Juchée sur la falaise, parmi des herbes dures et des arbres trapus, quoiqu’elle fût vieille, battue par les tempêtes, elle devait subsister longtemps, avec son corps de granit, que seule l’action millénaire des eaux, de l’oxygène et des lichens pourrait détruire. Là vivaient trois générations de Normands. Le chef, sexagénaire, la tête en carène, la chevelure chanvre et argent, gardait un regard hardi, tenace et prudent. Homme sociable et avare, il aimait la causerie, entassait les liards, les écus et les louis : l’on s’étonnait qu’il n’eût point fait fortune, car il excellait aux marchés. C’est qu’il se passionnait infiniment plus pour la garde du bien acquis que pour la recherche du bien nouveau. Les avares mangeraient l’humanité si l’instinct d’épargne ne tendait à abolir l’instinct du bénéfice. En outre, chez Pierre-Constant Bourguel, la lésine ne s’exerçait guère sur la « denrée » ; elle se concentrait sur l’argent. Pour toute nourriture ou boisson récoltée sur le domaine, il se montrait peu regardant, quoiqu’il détestât le gaspillage. En revanche, il grondait pour le café, le sucre, les épices, les vêtements et renouvelait l’outillage avec une excessive répugnance. Telle quelle, la ferme prospérait.

La vieille Bourguel, serve par tempérament, vivait aussi insoucieuse que le bétail : l’horloge ne se montrait pas plus ponctuelle à marquer l’heure que cette femme à accomplir sa tâche. Le fils Bourguel, Jacques-Pierre, brute épaisse et sereine, développait, dans des vêtements couleur falaise, une musculature de cheval. Un poil paille de seigle lui feu-