Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/368

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mots barbelés, en rude goguenardise. Rougemont savait montrer le gars aux beaux muscles, élevé à force de sueur et de travail, prêt à saisir la charrue, à lancer la joyeuse semaille… Tout à coup, une volonté sournoise s’abat ; il faut abandonner le champ, vivre dans un nid de maladies, obéir à des hommes inconnus, insolents, sans justice… Et pourquoi ? Pour faire la guerre ? À quoi sert-elle ? Est-ce que l’armée a empêché la défaite des Napoléons ?

La parole se heurta à des parois dures et à d’antiques images. Tout de même, la tête des rustres s’animait. Une haine, pareille à celle des hommes du Bocage, bouillait au fond des âmes. L’enthousiasme naissait, scandé de clameurs gutturales. Des faces neuves semblaient surgir de ces visages impassibles, faces de pirates scandinaves, aux yeux d’eau de mer, faces d’Armoricains, aux têtes rondes, aux pommettes têtues, faces de sauvages aux mâchements saccadés et aux regards d’embuscade.

Les femmes se mêlaient aux prêches. Rougemont les attirait, sachant par expérience que la conscription les exalte plus encore que les hommes. Les mères, femelles torses, aux membres noués, aux ventres difformes, machines vieillies dès la trentaine, ravagées d’alcool comme leurs mâles, arrivaient dans la grande cour des Bourguel. Assises sur le double perron, massées sous le hangar, mêlées aux poules, aux dindons, aux oies et aux pintades, elles attendaient le monsieur révolutionnaire, tandis que les hommes se rangeaient contre les murailles, foule aux vêtements feutrés de glèbe, de poussière et de boue, recuits de soleil et fermentés dans la pluie. Un fleur de gadoue se mêlait à la senteur humaine, une fine haleine d’herbages et un souffle d’océan balayaient l’espace. Il y avait de jeunes créatures — gars frais de peau, filles aux cheveux d’ambre, de cuivre et de soufre, mais plaquées de jupes urineuses, de crottes de poules et