Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/371

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l’autre, ce petit homme jouissait d’une loquacité entraînante.

Il promenait les phrases de Rougemont avec sa machine à distiller, il les dégorgeait, les déformait, les servait cuites au goût des rustres. Il était de ces bavards qui n’ont pas l’air d’agir, dont l’ascendant individuel est faible, mais dont la parole est redoutable par la répétition ; il imprégnait les cerveaux, il y formait toute une clicherie, qui se transmettait ainsi qu’un virus. Le chétif Pierre Sorel avait semé sur la route plus « d’idées-forces » que le curé, l’instituteur et les journaux. Avec l’antimilitarisme, sa tâche fut commode ; le terrain était fécond et solidement préparé.

La grande Marianne Bonjoie n’agissait pas avec moins d’efficace. Elle avait jadis perdu son fils à Madagascar et ne s’en était jamais consolée. Cette femme aux os de bœuf, aux omoplates en tourtes, promenait un visage triangulaire, une peau de chanvre, tachée de rouille et de safran ; elle ouvrait des yeux larges comme des jaunes d’œuf. Elle colportait de la mercerie, du gibier de braconnage, des brochures et pratiquait une médecine à l’usage des filles imprudentes ou des épouses en retard. Sa parole sonnait véhémente, bien nourrie d’invectives. Lorsqu’elle vitupérait sur le seuil d’une maison ou dans la cour d’une ferme, elle attirait un auditoire affriandé par l’abondance, l’imprévu, la force comique des épithètes.

Ainsi Rougemont continuait son œuvre aux champs. Il arriva qu’Eulalie même fut de ses disciples. Autant elle répugnait à l’idéal socialiste, autant était-elle prête, pour peu qu’on l’endoctrinât, à honnir le servage militaire. À vrai dire, elle n’y avait jamais réfléchi : le passage des culottes rouges, avec le ronflement des musiques, évoquait ses randonnées de fillette, une allégresse de 14 juillet ou d’enterrement chic. Elle avait mal écouté les plaintes