Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/385

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incalculables et merveilleusement souples, l’ouvrier se bornerait à ouvrir des robinets, à tourner des manettes, à surveiller des compteurs. Son génie naturel, équilibré par le bien-être et stimulé par le loisir, se développerait sans limites ; ses découvertes rendraient toute fatigue musculaire inutile ; l’inventeur bourgeois disparaîtrait avec le capitaliste, l’industriel et le militaire : comme ceux-ci, n’avait-il pas été un produit de l’exploitation des hommes par les hommes ? Car le laboratoire n’est qu’un atelier alimenté par les fortunes individuelles ou les subsides gouvernementaux ; des myriades d’ouvriers meurent obscurs, qui auraient égalé les Pasteur, les Berthelot, les Curie. Demain, les hommes inventeront avec aisance et modestie, comme le menuisier rabote sa planche, comme le maréchal ferre un cheval : à son tour, l’invention cessera d’être un privilège et une manière commode de se faire déifier.

Cette question faisait renaître celle de l’égalité fondamentale des intelligences. Elle excitait surtout Dutilleul, Gourjat, Armand Bossange, Anselme Perregault, Isidore et Émile Pouraille, le mécanicien Goulard, Haneuse Clarinette, l’Empereur du jeu de bouchon, Vacheron, l’Acacia, Baraque, Margueraux, Filâtre, Vagrel et Piston.

Un soir d’avril, où Rougemont devait venir tard, ils discutèrent la thèse avec acharnement. Dutilleul avait jeté le brandon. Il venait de lire une anecdote sur Sauvage, « l’inventeur de l’hélice » ; il en demeurait hérissé :

— Les trois quarts des inventions sont volées à de pauvres bougres ! meuglait-il en tirant sa demi-oreille. Les ouvriers sont les vrais inventeurs.

Ses yeux jaunes tournaient comme des phares.

— Pour sûr, appuya Pouraille, si les ouverriers avaient le temps et les laboratoires, on verrait ce qu’y z’ont dans la balle. Ainsi, moi, vous croyez