Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/422

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vastes fémurs, Gourjat qui proférait autant de cris qu’une assemblée. Dans ce recoin du vieux Paris, imprégné des âmes ancestrales, on eût dit une horde de 1848 ou de la Commune. L’odeur des révolutions et des barricades s’élevait d’elle ; les ouvriers l’acclamèrent, deux vieilles femmes s’enfuirent avec des cris d’orfraie ; les gamins suivaient en vol de mouches ; et la bande marquait le pas, cohérente, disciplinée, organique.

Rue du Temple, la multitude reparut. Elle se déversait de la place de la République ou s’y précipitait. Des nouvelles contradictoires annonçaient la déroute de la troupe ou le recul des émeutiers, l’arrivée des renforts militaires ou des mystérieuses phalanges de la C. G. T. Les Terrains-Vagues, emportés par leur élan et favorisés par le populaire, que fascinaient les Six Hommes, parvinrent à deux cents mètres de la place. Une muraille humaine s’y tassait. Refoulée par les barrages d’agents et de cuirassiers, elle exhalait des plaintes, des chants et des blasphèmes.


L’arrivée de la horde lui donna un élan, elle gagna quelques mètres : tout de suite une charge brutale la repoussait en tronçons hurlants contre les façades ; les hommes des brigades centrales martelaient les mâchoires, tapaient à tour de bras dans les omoplates, désarticulaient les membres ou défonçaient les derrières à coups de botte. À travers la débâcle, une nouvelle rumeur prenait consistance :

— La bataille est au quai de Valmy !

Dutilleul la répéta d’une voix rauque et sa face, à travers sa fureur chronique, ricanait de plaisir. Toute la troupe d’ailleurs baignait dans une atmosphère collective qui embrumait les cervelles et exaspérait les courages : tant qu’ils seraient serrés les uns contre les autres, confondant leurs palpitations et mêlant leurs gestes, ils oublieraient le péril.