Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/438

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n’avait jamais rien promis. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il savait bien qu’elle s’était donnée à d’autres. Et parce que, cette fois, elle eût été fidèle, ce n’était pas une raison ! Il était bien libre !

Ainsi la grande fille faisait son effort pour n’être pas crampon. Ombrageuse, elle devenait patiente ; vive, elle refrénait ses propos ; libre de gestes, elle se montrait timide. C’était bien la bonne tactique, par quoi l’aventure se prolongea. Souvent encore, Eulalie eut l’illusion d’être aimée ; elle fit sa gerbe de souvenirs, et quand l’heure eut sonné enfin, il y avait de la splendeur dans sa tristesse. Car pour les simples, le souvenir n’est pas une chose morte : il vit en eux, il palpite, et s’il est beau, il les console et leur laisse une gloire.


Par-dessus tout, le souvenir de Christine peuplait les rues, les demeures et les terrains malades. François n’avait pu la bannir du pays des songes. Elle n’était point ce que nos aïeux nommaient un idéal, car un idéal suppose des qualités qui furent l’objet de nos méditations et de nos rêves, et aussi d’un triage. Elle était bien plutôt comme la terre mystérieuse dont le premier aspect a fait tressaillir nos nerfs et dont le charme s’impose : elle évoquait une grâce neuve, non la grâce qui enveloppe l’homme par la féerie des réminiscences, par le rythme « classique » de la sélection.

Parce qu’il lui arrivait de la rencontrer chez les Garrigues, parce qu’il l’entrevoyait au détour d’une rue, les Terrains Vagues étaient le sol sacré et presque divin où il bâtissait la maison du bonheur.

C’est à cause d’elle encore qu’il s’éternisait chez Delaborde et qu’il haïssait l’éditeur. Ce vieil homme la chérissait autant que François la chérissait lui-même. Quand le meneur, plein d’amertume et de jalousie, paraissait devant la face variqueuse, où les paupières se levaient avec tant de peine, ce