Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/454

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de terre, un coup de pic, la moindre sueur devenaient des choses précieuses et vénérables. Peu doutaient que leur travail symbolisât toute la puissance et tout le génie social…

Pourtant, le chantier comptait des hérétiques. De faire un sort à chacun de leurs gestes et de passer la moitié du temps à considérer le prochain, les gênait et les inquiétait. Ils ne pouvaient croire qu’un travail aussi réduit représentât, à la fin de l’heure, douze et quatorze sous. Et lorsqu’ils n’étaient pas surveillés par les camarades, d’instinct ils allaient plus vite. On les dénonçait, on les accusait de « remplir le coffre-fort » ; l’invective, la raillerie, le mépris leur tombaient dessus en averse. Pouraille mêlait les cris d’un prophète de mannezingue aux injures d’un Bruant « attrapant » sa clientèle.

Le plus malheureux était Bardoufle. L’art de travailler sans rien faire le désolait, le désemparait et lui fatiguait terriblement la cervelle. Il en avait mal aux tempes, il « suait d’embêtement ». Non qu’il détestât le repos : il aimait à se visser sur une chaise, il y demeurait immobile avec béatitude. Mais à la manœuvre, sa nature lui commandait d’agir avec lenteur, puissance et continuité. Chacun de ses coups en valait deux ; sa pelletée était profonde et pleine ; il abattait plus de besogne qu’aucun autre, sans fatigue, comme une machine bien pourvue, bien graissée. Certes, il aurait voulu travailler moins d’heures, mais lorsqu’il était en train, un instinct le poussait, qui ne lui était pas désagréable. Et il prenait le temps de souffler, largement. Quand il crut devoir lésiner sur chaque effort, interrompre au hasard, il n’eut plus aucun goût à la besogne. Accoutumé au franc jeu, il avait honte s’il trompait sur la marchandise. Et malgré tout, le malheureux abattait trois fois autant de travail qu’Isidore, lequel l’agonisait.