Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/517

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Il revoyait sans cesse, comme un étrange symbole, la femme laide et sale qui griffait Delaborde, et la fille de lumière qui surgissait pour le délivrer. Qu’il enviait le vieil homme ! Douceur de voir Christine braver les grévistes et d’être sauvé par elle !…

— C’est bien fait ! murmura-t-il. Cette grève était mauvaise. Elle ne devait pas aboutir. Tu n’as pas écouté ta conscience : elle s’y serait opposée. François, François, tu avais charge d’âmes, tu ne devais pas risquer sans motif le pain quotidien de ces pauvres gens, tu as obéi à une colère mesquine… et pire, à une rancune personnelle. Ah ! je ne suis pas fier de toi !

Sa droiture le fouettait, naïve et si douloureuse ! Car s’il avait parfois cédé à des crises d’orgueil ou de fureur, s’il avait déchaîné sans motif la passion populaire, c’était obscurément, au grand hasard des propagandes, dans le feu de la bataille et de la vocation. Ici, il le sentait trop, l’individu avait oublié la foule.

— Tu as été un pauvre homme, François Rougemont ! Et il faudrait se réjouir de ta défaite, si ces malheureux ne devaient pas en pâtir !

De nouveau, il revit Christine et tous ses gestes. Faible image et si puissante ! Un atome de forme et de couleur mêlé à l’univers des formes et des couleurs ! La connaît-il seulement ? Par toutes ses idées, elle le contredit et le heurte ; elle ne rêve que la lutte individuelle, le triage, le commandement. C’est l’ennemie. Il devrait la haïr, et en somme ne la hait-il point ? Serait-il heureux ou triste de sa mort ?… Il grince des dents, il sent bouillonner la férocité latente, une force rude se lève… Mais l’herbe brillante de la chevelure, un sourire qu’elle a eu auprès du petit Antoine, la robe du soir où il a « parlé »… et l’univers se ferme, les hommes sont dans une brume : il chavire d’amour.