Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/56

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borde. Vous finirez bien par voir qu’il n’y a ni socialisme, ni capitalisme pour les sans-patrie : c’est du bifteck pour l’ennemi !

— Ne vous y fiez pas ! C’est tout ce qu’il y a de plus grave, fit le propagandiste, avec une nuance d’humeur. Le moment est moins loin que vous ne le croyez où les conscrits empoigneront leurs officiers par la peau du derrière et les ficheront au fumier.

Ces paroles consternèrent Delaborde. L’habitude de la réclame le rendait sceptique aux propos des gazettes. Il confondait presque l’antimilitarisme avec les pilules Pink, la tisane des Shakers, les dragées d’Hercule. Les propos des tribunes, les tumultes de la rue, les assemblées électorales, les réunions contradictoires comportaient, selon lui, une part infime de vérité mêlée à de fabuleux mensonges. Mais, en tête à tête, la parole d’un homme l’impressionnait. Et il n’échappait pas à la force de sincérité qui émanait du meneur. Ces yeux clairs lui prophétisaient des choses lamentables.

Antonin Delaborde se souvenait de 1870. Il avait cheminé avec des hordes calamiteuses, dans la boue, la neige et la pluie ; il connaissait l’horreur d’être faible, la honte de sentir sur sa race l’énergie, le mépris et l’insolence d’une autre race. Au fond de lui, dans le sanctuaire de l’être, une légende primait toutes les légendes. Il l’avait crue indestructible. Elle semblait quelque chose comme sa vie même. Qu’on se dérobât devant l’ennemi, par lâcheté, par faiblesse, il le concevait… Mais par conviction !

— Êtes-vous absolument sincère ? grogna-t-il, les veines du front tendues

— Absolument ! répondit Rougemont avec flegme.

Delaborde crut qu’il allait gifler cet homme. C’était là une pure fiction, en quelque sorte préhistorique : l’éditeur était de ceux qui reçoivent les