Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/55

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obstruaient des yeux ronds, la bouche était vorace, le sourire naissait lourdement et décelait une bienveillance mêlée de gaudriole et d’enthousiasme. Vêtu d’un veston chocolat, d’un gilet velu nuance lièvre et d’un pantalon étroit, l’homme était massif et même tassé. Son buste en forme de huche portait des bras de gorille et des jambes brèves.

L’accueil eut quelque chose de lent et d’incertain. Delaborde examinait Rougemont des pieds à la poitrine, les paupières presque closes. Puis il dit avec brusquerie, d’une voix de chaudron, très distincte :

— Vous êtes Rougemont, le meneur syndicaliste ?

— Oui, monsieur, répondit froidement François. Mais c’est le relieur qui vient vous faire visite.

— Je le sais bien, parbleu ! fit Delaborde en soulevant l’épaule gauche, moins haute que l’autre et plus souple. Mais le hasard veut que je vous connaisse comme révolutionnaire. Je sais que vous avez été raide dans l’Yonne ! Ça m’est égal. J’ai aussi été révolutionnaire, à la manière des vieilles barbes : on finit toujours par être la vieille barbe de quelqu’un. Enfin, ça ne m’effraye pas. Le socialisme, c’est pour après nous ! Moi, j’ai tout juste quelques petites heures à vivre. Tout de même, je ne comprends pas l’antipatriotisme. Flanquez les patrons par terre, si vous avez les reins assez forts, mais la France ! foutre, la France !

Il s’était levé ; ses joues étaient violettes ; sa lèvre s’étalait, puis se contractait comme une sangsue.

— Soyez tranquille, fit posément Rougemont, nous travaillons pour le bien de la France. Ce n’est pas nous qui la mettrons en danger.

— Mais vous ne l’aimez pas ?

— Militairement, non ! Je serais peut-être plus volontiers communiste avec les Allemands que bourgeois avec les Français. Au fond, je l’aime ardemment, et j’espère qu’elle donnera le bon exemple.

— Tout ça, ce sont des foutaises ! s’écria Dela-