Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/67

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— Ah ! tu n’oserais pas.

Rougemont considérait Deslandes avec malveillance et curiosité. Son instinct de manieur d’hommes lui disait que le mécanicien ne se trompait point. Mais encore qu’il la jugeât sournoise et vénéneuse, il avait pitié de la femme. Si toute ruse pour arracher un os aux bourgeois est légitime, combien plus le tragique échange d’une main broyée contre une pauvre rente !

Il s’exclama :

— Comment pouvez-vous porter une telle accusation avec de si faibles preuves ! De quel droit prétendez-vous juger, pas même sur un acte, mais sur l’hypothèse d’un acte ?

Deslandes tourna son maigre visage vers le propagandiste. Ses yeux de poix l’examinèrent avec l’acuité dont ils scrutaient un mécanisme :

— Je la connais, dit-il enfin. Et quand je connais un être ou une machine, je peux apprécier leur rendement.

— Non, riposta aigrement François. Les actes des êtres humains sont déterminés, je le veux bien, comme ceux d’une machine — mais d’une machine dont le fonctionnement défie notre intelligence. Pour juger cette femme, il vous faudrait être aussi supérieur à elle, qu’elle l’est elle-même à cette petite presse.

— Pas du tout ! s’écria le jaune. J’ai seulement la prétention de la juger sur un petit nombre d’actes, et pour ces actes, je la connais aussi bien que cette machine. Regardez-la ! Si vous êtes physionomiste, vous allez me donner raison.

— Je ne la regarderai pas du tout. Je ne puis ni ne veux être le juge d’une attitude ! Des gens excellents ont l’air de criminels. Les magistrats sincères le savent bien.

Il parlait avec véhémence, mais, tout au fond, il se persuadait que la femme était coupable. Elle