Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/74

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— J’ai tout juste pris un apéritif !

Des lèvres pleines de crevasses, des joues framboise, du poil semé en fragments de brosse, en râpures, en lichen, de la chair rabougrie où se bosselaient des veines dures, irriguées de venin, de tout l’être s’exhalait une misère profonde. Et, dans cette déchéance, régnait un bien-être bourbeux, une insouciance d’animal : la notion du temps, la crainte du lendemain et de la mort étaient presque abolies. À part le drame du réveil, drame de froid et de dislocation, où la machine se convulsait d’épouvante, mais qui s’évanouissait au premier verre d’eau-de-vie, Vérieulx ne connaissait plus les détresses, les sombres inquiétudes qui tourmentent la créature. La pensée coulait au hasard des nerfs torpides ; les sensations se déclenchaient sans but, sans précision et sans suite ; la réalité se dissolvait dans le rêve, et le rêve se perdait dans l’informe. À heure fixe, un tourment pinçait la machine. Léger d’abord et presque agréable, il ne fallait lui résister qu’à peine ; il devenait vite aigre, rude, implacable ; alors l’homme pouvait revenir dans la bête, la crainte de la mort apparaître, le lendemain profiler sa figure menaçante.

Mais Vérieulx ne faisait pas de résistance. S’il ne pouvait courir chez Hameuse, le marchand de vin, il puisait dans sa cache, derrière les casiers, au fond d’un vieux carton. Là se tenait une bouteille d’absinthe ; et c’était, pour ainsi dire, le dernier asile de la prévoyance du pauvre homme, le pôle des images, des impressions et des souvenirs.

— Ah ! Vérieulx, s’écria Delaborde avec une sorte d’attendrissement, vous dégringolez dans le trou, vous serez un chiffon, une loque, une misérable bricole qui se traînera d’hôpital en hôpital, vous verrez danser les mouches, les araignées et les rats !… Vous finirez à l’amphithéâtre, mon pauvre Vérieulx, et ça me fait beaucoup de peine.