Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/75

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Il se tirait la barbe à pleines mains ; ses grosses joues vacillaient, une tendresse réelle luisait au fond de ses prunelles :

— Je donnerais tout de suite un billet de mille francs à celui qui vous guérirait de ce mal épouvantable. Quand je pense qu’il y a dix-huit ans que nous sommes ensemble !… Quel bon typo vous faisiez !… quel compositeur, quel artiste ! C’était un plaisir de vous confier les tâches les plus délicates… Ah ! il n’était pas nécessaire de vous signaler les tares. Vous saviez ce qu’était une jolie page, harmonieuse, claire, bien égale. Vous aviez ça dans le sang. Maintenant vous ne valez pas la moitié de votre salaire. Vous êtes lent, Vérieulx, vous êtes gourd, et ça ne serait rien, je pourrais passer l’éponge, mais vous sabotez ignoblement… vous êtes devenu le prince de la coquille !

L’ivrogne le regardait de ses yeux obscurs où, par moments, dansait une lueur de marécage, une fugitive flammerole.

— Voyons, sacrédieu ! continuait Delaborde, en frappant du poing sur son genou, pourquoi ne pas boire du vin… le beau sang de la terre ?

— Je bois du vin, ânonna le typographe, et puis du bon.

Tous les typos avaient cessé le travail ; la linotype était muette ; des margeuses s’approchaient, furtives, sur la pointe du pied ; Alfred, le Géant rouge, avançait sa barbe de feu, dardait son regard de Sicambre.

— Du vin ! répliqua sardoniquement l’éditeur. Vous en buvez à vos repas, et encore. Le reste du temps, vous ne consommez que de l’absinthe. Et tenez, je fais un pari : je paye une journée de supplément à tout l’atelier, s’il n’y a pas une bouteille d’absinthe cachée par ici.

— Y a rien de caché, sur la tête de mes gosses ! jura Vérieulx.