Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/86

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Tu n’aiderais pas seulement ta mère et Fifine.

Émile, bien que le temps des claques eût pris fin, redoutait encore Pouraille. C’était une crainte obscure, où la mémoire du corps avait plus de part que celle de la tête. Mais en public, il regimbait :

— Chacun son métier et les navets grossiront ! fit-il d’une voix de mue, où la peur mêlait un coassement. D’ailleurs, elles sont à l’œuvre. Elles vont débarquer la cargaison.

À mesure qu’il parlait, il prenait plus d’assurance ; ses yeux lourds s’animèrent d’une malice baroque. Toutefois, il s’abritait derrière Armand Bossange et Gustave Meulière.

— Grand perchoir à poules ! grogna Isidore. Ferme ta malle ou gare la baffe !

Mais il n’insista point ; il écarquillait les yeux pour voir Victorine et Fifine distribuer les vivres. La multitude tout entière faisait le même geste. C’était l’épisode, la scène qui fixe les attentions éparses. On contemplait le repas de la veuve, comme on regarde, chez Pezon, le repas des fauves. Fifine disposa les couverts sur une grosse toile bise ; Victorine rangea méthodiquement le ragoût, le pain et la bouteille. Un des petits ne put attendre ; il se jeta sur le pain ; un rire traversa la foule comme un vent brusque traverse des feuillages. On vit alors la veuve remplir les assiettes des enfants, tandis qu’elle-même, repoussant son couvert, se contentait d’un quignon de pain. Ce geste la rendit populaire. Les commères l’acclamaient ; les hommes hochaient la tête avec sympathie :

— Elle est chouette, la petite mère !

Un tel succès remplit de larmes les yeux d’Isidore ; il admira sa cousine et bégaya :

— Cette femme a du tact !

Cependant la mère Chicorée rôdait autour du fricot ; elle avait un air prévenant et mélancolique ;