Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/89

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d’autres emplissaient les baies des fenêtres et clamaient à leur tour, exaltés par l’exaltation de leurs semblables, prêts aux besognes turbulentes et chaotiques. Cependant, la rumeur décrut, traversée par une autre rumeur basse, presque chuchotante : on venait de découvrir le grand Alexandre.

Celui-là n’avait pas la face paisible. Un moellon lui avait rompu les mâchoires et fendu une tempe ; sa main gauche était pareille à de la viande hachée : tout couvert de sang, un œil large ouvert, l’autre crevé, la barbe pleine de caillots, les joues vineuses, il était horrible et épouvantable. Alors, la mère Chicorée tira un colossal mouchoir roux, se voila la face et fut à son tour l’héroïne, la veuve, une figure emblématique de la catastrophe.

Les femmes sanglotaient leur sympathie ; les hommes plaignaient la face sanglante et les vêtements rouilleux ; en signe de solidarité, une plébéienne en deuil défit son voile noir et l’agita comme un drapeau. Pendant cette pause, on hissait, sur des civières, les cadavres de Préjelaud et d’Alexandre, enveloppé de toile blanche. Comme leurs femmes les réclamaient, il ne restait qu’à les ramener à leurs domiciles.


Personne ne réclama les restes de Jean-Baptiste Moriscot. Par surcroît, nul ne semblait connaître son adresse : un chef de chantier disait qu’il habitait près du parc Montsouris, mais il ignorait la rue ; un compagnon prétendait qu’il avait déménagé et devait être logé dans la rue des Cinq-Diamants. Comme on n’avait trouvé sur lui aucune indication, le commissaire de police croyait n’avoir d’autre alternative que de l’envoyer à la morgue. Avant même qu’il en eût donné l’ordre, le bruit de l’incident se repartit dans la multitude. Elle s’en émut ; quelques-uns s’indignèrent. Leur indignation flottait, s’émiettait, se perdait dans le babillage des