Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/90

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femmes, les randonnées des gamins. Pourtant, les âmes étaient chaudes, une flammèche de fièvre s’élevait par intervalles, avec le besoin de n’avoir pas clamé en vain et la volupté du désordre.

Rougemont sentait bien cet « état de foule ». Son instinct de meneur se désolait de perdre une occasion d’émeute comme un négociant se désole de perdre un bon marché. Il n’y put tenir, sa voix s’éleva malgré lui ; forte, profonde, saisissante, elle dirigea, puis lia les attentions éparses.

Il criait :

— Laisserez-vous porter à la morgue et déshonorer par une exposition infamante les restes d’un de vos frères, victime de l’égoïsme, de la rapacité et de l’incurie capitalistes ? N’est-ce pas assez d’une longue et épouvantable agonie, d’un supplice mille fois plus terrible que celui des assassins ? Faut-il encore que cet innocent soit la proie des fonctionnaires et des morticoles ? Après la torture du vivant, permettrez-vous que le mort se voie refuser le respect et les tristes honneurs que lui doivent ses camarades ?

L’accent, la mimique, faisaient un sort à chaque parole. La fièvre avait repris. Les hommes se tassaient autour du révolutionnaire : à mesure que les têtes se tournaient vers le même point, l’induction naissait, l’hypnose qui cimente les volontés et unifie les colères. Cette chose obscure, qu’on a nommée l’âme des foules, commença de naître : elle figure on ne sait quel être surhumain, qui n’existera peut-être jamais, mais qu’elle contient en puissance.

Même pour ceux qui avaient connu sa brutalité et sa lésine, Jean-Baptiste Moriscot devint une créature excellente, tombée sous les coups des exploiteurs. Les imaginations faubouriennes, pleines du respect des morts, se révoltaient contre l’exposition d’un cadavre plus que contre le supplice des vivants.

Rougemont connut aux yeux rudes, aux fronts