Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/91

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immobiles, aux mâchoires durcies, qu’il avait dompté l’auditoire. Et il aurait prolongé sa volupté de conquête, si l’heure et la circonstance n’avaient exigé la hâte : le corps de Moriscot pouvait être convoyé à l’improviste. Il lança la péroraison :

— Non ! Vous ne permettrez pas que votre frère de labeur et de peine soit traité comme une épave des filets de Saint-Cloud, vous ne permettrez pas qu’il soit bafoué par l’autorité bourgeoise après avoir été toute sa vie bafoué par ceux qui ont vécu de son industrie, de ses muscles et de sa vaillance ! Nous allons réclamer tous ensemble les restes de Jean-Baptiste Moriscot et nous veillerons à ce qu’il ait des funérailles honorables.

D’un geste de veneur, il lançait la multitude. Tout autour bondissaient Pouraille, avec des hurlements de coyote, Alfred, le Géant rouge, brandissant ses poings comme des marteaux, Émile, Armand Bossange, Gustave Meulière, enroulant leurs bras dans une étreinte convulsive, Vérieulx steppant au bras d’un long typo en blouse noire, Victorine, balançant la corbeille aux victuailles, neuf maçons aux faces blanchies de mortier et de plâtre, une cohorte de mécaniciens menée par une virago à la chevelure de pourpre, des terrassiers, des charpentiers, des tanneurs, des chemineaux, des gamins fous et des ménagères miaulantes, des rôdeuses, des couturières, des brunisseuses, des brocheuses que dominait la longue Eulalie hérissée d’enthousiasme. Le flot hésita, puis monta et déborda comme un mascaret. On voyait rouler des blouses, des vestes, des caracos, des corsages blancs, bleus, verts, orange, hyacinthe ; des têtes crépues ou lisses, des casques fauves, des tignasses noires et rousses, des chignons châtain, paille, chanvre, marron ; les visages étaient fous et anonymes, chaque personnalité dissoute dans l’instinct des hordes ; la clameur qui jaillissait d’une poitrine se répercutait comme si toutes les