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Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/10

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— Louise, tu sais pourtant que je t’…

— Ne le dis pas ! fit-elle avec une sorte de terreur.

Elle ajouta tout bas :

— Pas maintenant… pas encore ! J’ai si peur… je sais si bien que si tu parlais tout pourrait se perdre ! Ah ! je voudrais faire le même rêve que toi !

La clairvoyance tardive qui lui avait fait comprendre le père lui rendit sensible l’état d’esprit de la fille. Il fut comme un coureur qui rattraperait soudain un retard énorme. Combien différentes avaient été leurs deux affections ! Tandis qu’elle gardait l’autorité d’une étrangère, et que, même aux minutes de la plus fine intimité, elle demeurait inaccessible, il était le compagnon ingénu, à qui la familiarité fait perdre tout prestige. Cette fille ardente, qui aimait l’orage, le vent, la bataille, ne pouvait mêler à ses songes un petit cousin sans mystère. Il fallait qu’il se métamorphosât, qu’il devînt un inconnu, à la suite d’une longue absence, ou par quelque action surprenante.

— Je te comprends ! dit-il avec une soudaine amertume.

Elle tourna vers lui un visage étonné.

— Qu’est-ce que tu comprends ?

— Il vaut mieux que je ne précise pas.

— C’est vrai ! s’exclama-t-elle. Si tu as compris, il vaut infiniment mieux garder le silence. Les mots rendent décisif ce qui peut encore être transformé par le rêve. Les mots tuent les rêves… les vrais rêves… ceux qui sont en nous comme les ténèbres sous les étoiles.

— Ils ne tueraient pas mon rêve !

— Ce ne serait pas la même chose ! Mes mots à moi ne sont jamais trop clairs… parce que tout mon être est changeant… parce que je ne puis rien dire sur moi-même qui s’applique à tous les moments. Tandis que toi, tu es plein de choses qui durent, qui sont les mêmes le lendemain que la veille… On peut trop prévoir tes actes !

— Qui sait ? dit-il, en se souvenant du coffre-fort.

Tout de suite, il sentit que sa tentation même le définissait avec une extraordinaire précision — puisque non seulement elle n’avait pas abouti, mais qu’il savait bien qu’elle n’aurait pas pu aboutir.

Elle le regarda avidement.

— Que veux-tu dire ?

— Rien ! fit-il avec un rire triste.

Les grands yeux berbères continuaient à le fixer, et il sentait que Louise cherchait avec passion cet imprévu qu’elle n’avait jamais découvert en lui.

Il haussa les épaules d’un air résigné.

— Au revoir.

Le visage pâle se bouleversa ; Louise ressaisit les mains du jeune homme et soupira :

— Ne me crois pas ingrate !… Je devine la grandeur du service que tu as rendu à mon père. Il était effroyablement triste — et j’ai eu très peur. Tu l’as sauvé. De quoi, je l’ignore, mais sûrement d’un péril — et grave. Ma vie est à toi, chère Jacques.

— Ce n’est pas ta vie qu’il me faut !…

Ils se regardaient avec des tristesses égales, mais aussi différentes que le printemps et l’hiver.

— Ah ! tu es meilleur que moi ! chuchota-t-elle.


Il regagna misérablement sa bicoque ; les jours qui suivirent furent plus douloureux encore que ceux qu’il y avait passés naguère. L’expérience qui lui était venue transformait les aspects des êtres et des choses. Une sorte de scepticisme s’y mêlait, et rien n’était plus dur que le scepticisme pour l’âme simple de Jacques. Il était né pour vivre confiant, à la manière des jeunes chiens.

Il avait écrit à Coursel pour le remercier. Aucune réponse ne lui parvint pendant toute la semaine. Peut-être le joueur était-il en voyage ; peut-être, fantasque, voulait-il laisser Jacques dans le doute.

Cependant, le samedi, une lettre arriva à l’ermitage ; elle portait le timbre de Nice.


« Cher monsieur Vérane,


« Il y a erreur. Je ne vous ai rien envoyé du tout. Il m’aurait été impossible de le faire. Je passe par une période de déveine : ma « voix » a été aussi rare que fugitive. Je garde un souvenir charmant et mélancolique des heures que nous avons passées ensemble. Il m’aurait été, je vous assure, très doux de vous rendre service. Ne manquez pas de m’écrire. Je me méfie un peu de cette lettre qui vous a si mystérieusement apporté vingt mille francs, et je voudrais connaître la suite de l’aventure non par une stupide curiosité, mais à cause de l’intérêt que je vous porte. »


Jacques lut et relut cette lettre avec une agitation extrême : l’événement devenait totalement incompréhensible. « Peut-être est-ce lui tout de même ! Il est si bizarre ! »

Plus il songeait, moins il doutait de la véracité du joueur. Une inquiétude l’envahit, qu’accroissaient de multiples conjectures. Il alla jusqu’à supposer qu’Alexandre, pris de regret, était l’auteur de l’envoi ; mais une telle hypothèse dépassait tellement les limites de la vraisemblance que le jeune homme ne s’y arrêtait jamais plus de quelques secondes…

Deux semaines s’écoulèrent. Jacques vivait dans une sorte de torpeur entrecoupée d’angoisse. Et il n’essayait plus de deviner l’énigme, lorsqu’un après-midi une automobile s’arrêta devant la gentilhommière.

Alexandre en descendit, accompagné d’un gendarme.

La vue du gendarme produisit une impression désagréable sur Jacques, non parce qu’il n’aimait pas les gendarmes, mais parce que celui-ci, après un court colloque avec l’oncle, avait pris l’attitude d’un homme qui a reçu une consigne.

Alexandre s’avança, dit un mot en passant à la servante et monta chez Jacques. Il montrait un visage sournois et contracté. Tout de suite, il cria :

— Voleur !

C’est une appellation à laquelle personne n’est capable d’opposer une physionomie indifférente. Jacques tressaillit et même devint pâle :

— Voleur ! répéta l’oncle, en regardant son neveu dans les yeux.

Jacques reprenait son sang-froid :

— Mon oncle, dit-il doucement, vous n’êtes pas devenu fou ?

— Ne rusons pas ! fit Alexandre d’une voix sombre. Ton trouble était visible, et tu es encore tout blanc… C’est toi qui as farfouillé dans mon coffre-fort ?

Ainsi posée, la question correspondait à une réalité certaine et devenait redoutable. Jacques était si terriblement véridique qu’il fut sur le point d’avouer qu’il avait ouvert le coffre-fort. Mais il vit d’un trait les conséquences monstrueuses de cet aveu.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? riposta-t-il avec une certaine âpreté.

— Cela veut dire, glapit Alexandre, qu’on m’a pris vingt mille francs !

— Et qu’y puis-je ? s’exclama Jacques, abasourdi par cette coïncidence.

— Tu y peux que ces vingt mille francs sont passés de mon coffre-fort dans ta poche et de ta poche dans celle du loufoque… C’est mathématique !

Il y eut un silence. Les deux hommes ne cessaient de se regarder en face. Alexandre, qui connaissait surabondamment l’ingénuité de Jacques, cherchait à le déconcerter.

— Mon cher oncle, reprit enfin le jeune homme, je vous jure que je ne vous ai jamais pris la valeur d’un liard… même lorsque j’étais petit garçon.

Cette réponse désappointa Alexandre et le troubla. Il avait l’habitude de croire Jacques : c’est un genre d’habitude qui se perd difficilement, lorsqu’elle est ancienne. Les soupçons qui l’avaient mené chez le jeune homme, et que justifiaient en partie les circonstances, tendaient à disparaître. Alexandre n’entendait pas les laisser disparaître sans lutte. Ses plus violentes passions étaient allumées et, du même coup, ses pires instincts de ruse et de méfiance.

Il prêcha le faux pour savoir le vrai :

— Nieras-tu aussi que tu as remis vingt mille francs à Gérard ?

— Je lui ai effectivement remis vingt mille francs !

— Ah ! cria d’autre d’un ton de triomphe… Voilà l’aveu.

Mais, parce que Jacques avouait le deuxième fait et non le premier, ce triomphe fut court. Alexandre sentit rageusement que ses soupçons continuaient à décroître :

— D’où venaient ces vingt mille francs ?

— Je n’en sais rien, fit l’autre avec un accent de sincérité complète. Je les ai reçus par la poste. J’ai cru qu’ils