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Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/9

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nieux, mais la nature lui avait dénié l’énergie et l’esprit pratique de ces gentlemen. Il songeait à utiliser sa science dans le pays même et aimait à chercher la manière la plus efficace, tout en fumant des cigarettes ou jetant des graines blondes à ses pigeons. Il n’avait pas trouvé encore ; il ne se hâtait point…

Quand il s’en revint, morne et désemparé, ses chiens, ses pigeons, le vieux hongre lui-même, lui firent fête ; mais ils ne le consolèrent pas plus que l’arc, les javelots, le char ne consolaient le fils farouche de Thésée. Il pensait misérablement à l’oncle Gérard et à la fière Louise :

— J’ai encore onze jours ! gémissait-il.

En onze jours un général peut dévaster une province et Beaumont gagner successivement Paris-Rome, le circuit européen et le circuit d’Angleterre. Jacques songea sérieusement à se faire aviateur. Mais il n’y avait aucun concours à l’horizon, sinon la Coupe Gordon-Bennett, qui échéait dans six semaines…

Il calcula ensuite ses ressources. Ses poches fournirent neuf francs et soixante-quinze centimes. Les pigeons valaient bien dix louis et les poules cinquante francs. L’équarisseur donnerait peut-être trois pistoles du hongre. Avec quelque chance, la garde-robe pouvait produire cent cinquante francs, la bague et la montre un peu plus. En somme, un ratissage forcené donnerait une trentaine de louis. Il était possible d’en emprunter autant. Et puis ? Quand Jacques eut soumis ses méninges aux sports les plus vertigineux, il retomba sur le baccara ou la roulette. Le monde humain n’offre rien de mieux à un jeune homme qui cherche vingt mille francs pour sauver la vie d’un oncle paternel.

Il se résigna : sous peu de jours, il s’en retournerait vers la villa des Fleurs, muni de nouvelles pécunes…

Le jeudi et le vendredi, il rôda par les landes, les boquetaux et les collines, avec ses molosses. Il s’arrêtait par intervalles et creusait la terre avec sa canne ferrée, comme s’il espérait déterrer des pépites. Il demeurait des heures entières assis sur un baliveau, se creusant la cervelle, épié par les pics et les geais, qui sont les mouchards de la solitude. Il en revenait toujours au même point. Enfin, le samedi, au matin, il se décida à prévenir son meilleur ami qu’il irait lui faire visite. Tandis qu’il élaborait sa lettre, les chiens glapirent, les pigeons s’élevèrent avec un froufrou de jupes.

Jacques, penché vers la fenêtre, vit le facteur Jérôme qui s’avançait sur de vastes croquenots. Quand on est jeune, on n’a pas encore peur de la poste ; Vérane augure des nouvelles favorables…

Jérôme traversa le courtil de son pas de plantigrade ; il tenait une grosse enveloppe jaune et le carnet des envois recommandés.

— Faut que monsieur signe, dit-il en pénétrant dans la cuisine, où la servante décortiquait des navets.

Jacques descendit au galop et signa, d’une main frémissante, un brouillard devant les yeux, tandis que Sidonie versait le rouge-bord d’ordonnance.

La lettre était trop volumineuse pour ne pas contenir quelque chose. Le jeune homme n’osait l’ouvrir. Il relisait l’adresse, écrite d’une main inconnue, en caractères filiformes. Aucun nom d’expéditeur, et comme cachet d’origine : Annecy.

À la fin, il se décida. Tout de suite, il sut que l’oncle était sauvé : deux liasses de billets de banque s’échappaient d’un feuillet replié, où on lisait : « Vous rendrez cela plus tard. »

C’était tout. Pas de signature. Jacques comptait les billets. Il y en avait vingt. Son émotion fut telle qu’il se mit à pleurer ; l’image de Coursel dansait dans la chambre et jusque parmi les arbres du verger, l’image de Coursel qui intervenait à sa manière, comme un joueur qu’il était et comme un magicien :

— Ma vie lui appartient ! criait Jacques.


L’après-midi, une diligence le déchargea devant la villa de Gérard. Il trouva le chimiste dans le laboratoire, avec Louise, qui lui aidait quelquefois à manipuler les éprouvettes et les cornues…

Le pauvre chasseur d’atomes était tout ravagé et jauni par l’insomnie. À la vue de Jacques, il eut un sursaut. Puis, mettant son index contre sa bouche, il fit signe de ne rien dire devant Louise :

— Tu as à me parler ? demanda-t-il… Affaires ? Bon.

Au mot affaires, Louise sourit à Jacques et sortit.

— Est-ce la vie ou la mort ? fit alors Gérard.

— J’imagine que c’est la vie, murmura Jacques.

Il sortit doucement de sa poche l’enveloppe jaune où il avait remis la liasse.

L’oncle fit un bond et poussa un cri de victoire, Sa joie éclatait formidable, sans aucun mélange d’étonnement, l’impossible étant son atmosphère naturelle.

Il empoigna Jacques à bras le corps, l’embrassa sur les deux joues et clama :

— Avant cent jours, ça sera remboursé. Le grand secret est découvert… J’en fabrique

— De l’or ? demanda Jacques avec une pointe de méfiance.

— Non, du platine !… Le platine vaut deux fois l’or.

— Du platine ! s’exclama le jeune homme.

Son exclamation n’impliquait aucun enthousiasme. Pour avoir passé par une tentation ardente chez Alexandre, pour avoir connu les émotions du jeu et avoir écouté Coursel, Jacques se sentait moins crédule. Et même l’influence de Rose avait agi. De surcroît, en sa qualité d’ingénieur, il n’ignorait pas les difficultés du problème.

— Avez-vous un échantillon ? demanda-t-il.

— Comme tu y vas ! fit Gérard. J’ai obtenu des traces… Mais quoi ! le procédé y est… quelques faibles perfectionnements rendront la découverte pratique. Je suis comme un expérimentateur qui a vu pour la première fois un microbe spécifique : nul doute qu’il ne puisse, dès lors, le cultiver. Avant un mois, je cultiverai le platine… Avant trois mois, je le produirai à doses massives !…

Jacques regarda les yeux de l’oncle et y entrevit la chimère. Gérard n’en était ni moins sympathique ni moins séduisant, mais il parut impossible de compter sur son platine pour rembourser Coursel.

— Le platine, criait le chimiste avec ferveur, est la troisième étape de la décomposition du mercure. Le mercure est triple. Sa molécule, qu’on croit faite d’un seul atome, est composée de trois atomes différents, dont l’un est l’atome du platine. Les deux autres sont des corps nouveaux. Dans un an, tu seras millionnaire, et justice me sera rendue.

Il marchait fougueusement à travers le laboratoire. Jacques le considérait avec une inquiétude tendre. Il savait que Gérard avait une manière de génie, mais il douta que ce génie fût de ceux qui mènent à la fortune. Des visions de misère se mêlaient au visage ardent, qui passait et repassait devant les baies lumineuses.

L’oncle vint mettre les deux mains sur les épaules du neveu et dit :

Elle t’aimera. Et j’en serai si heureux. Elle saura que tu m’as rendu un grand service… Je lui dirai même que tu m’as en quelque sorte sauvé la vie. Toutefois, je ne crois pas devoir faire intervenir l’autorité paternelle.

— Gardez-vous-en bien ! cria Jacques avec effroi. C’est son amour que je désire, non sa reconnaissance.

— Tu auras son amour.

Gérard serra dans un meuble l’enveloppe aux billets de banque et entraîna Jacques vers le salon. Louise acheva une grave sonate de Schumann, puis elle tourna vers les deux hommes son visage lumineusement pâle.

— C’est par ce garçon que nous deviendrons riches et que je serai glorieux ! déclara le père. Personne ne m’a jamais rendu un service comparable à celui qu’il vient de me rendre. Je me noyais, mon cher petit enfant !

Les grands yeux berbères se fixèrent sur Jacques. Il y eut un silence, comme il s’en fait lorsque chacun sent passer la menace ou la promesse du destin.

— Tu le remercieras, dit enfin Gérard en se retirant.

Il les laissait dans un grand embarras. Louise baissait la tête. On voyait s’agiter nerveusement un de ses petits pieds. Elle finit par tendre les deux mains et murmura de sa voix de contralto :

— Je sais bien que tu l’aimes comme un fils… Et moi, si tu savais comme je serais heureuse de te voir heureux !

Elle exerçait sur les nerfs de Jacques une action dissolvante. Lorsqu’elle était encore petite-fille, elle n’avait qu’à le toucher pour qu’il perdît la tête. C’était un mélange inanalysable de sensualité et de crainte. Il n’osait pas la désirer, il n’osait se faire aucune image d’union amoureuse avec elle. Cette indécision accroissait la volupté qui émanait de la personne de Louise en y ajoutant quelque chose de surnaturel.

Au moment où les mains de la jeune fille étreignaient les siennes, il éprouva une sensation si violente qu’il crut s’évanouir. Il chuchota :