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Mais M. Alexandre Vérane croit à votre innocence. Moi-même, monsieur, dont la profession exigea pendant tant d’années la méfiance, j’ai une tendance singulière à vous estimer incapable d’une action reprochable… Vous n’en êtes pas moins menacé, par les circonstances sinon par les hommes. Et votre intérêt exige que vous aidiez à débrouiller l’affaire.

— Je ne vois pas comment !

— En nous disant simplement la vérité… j’entends toutes les circonstances de la vérité.

— À vous ou au juge ?

— Aux deux, s’il est nécessaire.

L’homme atteignit un portefeuille de cuir noir et en tira une lettre en même temps qu’une carte. La carte portait le nom de Jérôme Mérangue, la lettre était d’Alexandre : brève et rogue, elle engageait le jeune homme à avoir pleine confiance dans le visiteur.

— C’est bien ! fit Jacques, dont le visage marquait un ennui indigné.

— Il saute aux yeux, même d’une personne rebelle aux roueries policières, reprit Mérangue, que le coupable savait que vous cherchiez à vous procurer vingt mille francs. Nous ne connaissons actuellement que quatre personnes qui sont dans ce cas : vos deux oncles, vous-même et un joueur que vous avez rencontré à Aix-les-Bains. S’il n’y en a pas d’autre, il faut nécessairement qu’un des quatre soit coupable. Leur innocence implique une cinquième personne préalablement renseignée. Je suppose que vous n’avez aucun doute sur l’innocence de vos oncles et du joueur ?

— Aucune.

— Il faudrait, en effet, supposer une machination qui confinerait à la folie en ce qui regarde M. Alexandre Vérane. D’autre part, le joueur devrait être un individu inouï, mélangeant des qualités d’un cambrioleur d’élite à la plus invraisemblable générosité. M. Gérard Vérane serait un monstre unique si, ayant dérobé la somme pour son usage, il avait eu l’idée de vous l’envoyer anonymement afin que vous la lui remettiez ensuite. C’est encore chez vous que l’acte s’expliquerait le mieux — car si votre nature est honnête, elle est aussi, à ce que m’a appris mon enquête, dangereusement généreuse. En définitive, on vous met hors de cause… Donc, il nous faut trouver ailleurs. Et la première question qui s’impose est celle-ci : n’avez-vous fait part de la situation à personne d’autre qu’à M. Alexandre Vérane et au joueur d’Aix ?

Un grand trouble s’était emparé de Jacques. Il balbutia :

— Quelqu’un a pu surprendre mon secret.

— Sans doute ! fit Mérangue, qui l’épiait d’une manière intolérable. Mais ce ne pourrait être que quelqu’un qui s’intéresse prodigieusement à vous, ce qui faciliterait les recherches. Car enfin, vous devez connaître vos amis. Toutefois, êtes-vous sûr de n’avoir fait aucune confidence ?

— Je n’ai fait aucune confidence, en dehors de mon oncle et de M. Courcel ! cria Jacques d’une voix tranchante.

— Vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr.

Il était devenu livide. Son cœur s’emplissait d’épouvante.

— Je vous demande pardon de vous faire remarquer, dit Mérangue, que vous êtes très ému — et que cette émotion ne s’explique que par ma question. Je me permets de supposer que vous cachez quelque chose.

— Rien du tout ! gronda Jacques, saisi d’une colère soudaine. Mon agitation a pour cause toute l’affaire — qui me dégoûte et m’indigne.

— Vous avez tort de ne pas parler.

— Je n’ai rien à dire.

— Oh ! si, monsieur, susurra l’homme, vous avez quelque chose à dire. Et je voudrais vous persuader que votre silence ne servira la cause de personne. Quoi que vous fassiez, nous devons nécessairement découvrir tous vos amis, et parmi eux se trouvera non moins nécessairement celui qui a pris les vingt mille francs. Croyez-en ma vieille expérience.

— Qui vous assure que ce n’est pas une sorte de fou qui a surpris mon secret ? fit Jacques.

— Vous n’en croyez rien, monsieur. Si vous aviez pu vous voir dans une glace pendant que vous parliez, vous n’auriez pas achevé votre phrase, tellement votre visage vous trahissait. Je ne crains pas de le dire : vous connaissez le coupable.

— Je me considérerais comme un gredin si je me permettais, ne sachant rien, de soupçonner quelqu’un !

— Ce qui signifie que vous ne voulez soupçonner personne — mais le soupçon, ou plutôt la certitude, est plus fort que votre volonté…

Il y eut un silence. Jacques s’était levé. Il marchait fiévreusement à travers la chambre. Mérangue, l’air fatigué et bonhomme, n’épiait même plus. Il attendait. Il croyait à la puissance énervante de l’attente.

Le crépuscule commençait à remplir les nuages de fables lumineuses : la terreur de Jacques croissait encore ; son être était plein d’une tendresse et d’une pitié déchirantes.

— Permettez-moi, reprit enfin l’autre, de vous supplier une fois encore de me dire si vous n’avez pas communiqué votre secret à une cinquième personne.

— Je vous ai dit que non !

— Je déplore votre silence, monsieur Vérane ; je crains qu’il ne soit bien dangereux pour celui ou celle que vous voulez sauver. Nous sommes à l’heure où un arrangement est possible. Dans deux ou trois jours, l’engrenage aura tout saisi. Alors, il faudra aller jusqu’au bout !

Il levait les deux bras d’une manière chagrine. Une extrême inquiétude faisait palpiter Jacques.

— À l’honneur de vous revoir ! dit le visiteur.

Il marcha vers la porte d’un pas mou ; il se retourna avant de la franchir.

— Vous réfléchirez… Et moi, jusqu’à demain matin, j’attendrai une dépêche…

Il soupira et acheva à voix basse :

— Ensuite, la justice suivra son cours.


Jacques passa une des heures les plus douloureuses de sa vie. Car il lui était impossible de rester dans la maison, il marchait éperdument à travers le jardin et dans les prés. Il ne parvenait pas à réfléchir ; il était plein d’une affreuse incertitude ; toute démarche pouvait précipiter un dénouement dont il avait horreur.

À la fin, il se décida à aller seller le vieux hongre et l’enfourcha. Puis il prit sa course à travers champs, accompagné de ses chiens.

Le vieux cheval avait du cœur. Dans les circonstances difficiles, il retrouvait un reste de ce feu qui animait sa jeunesse. Il n’était pas nécessaire de lui faire sentir l’éperon : il suffit à Jacques de l’animer d’une caresse et d’un cri d’encouragement pour qu’il fût prêt à dépenser sans compter sa force et son souffle. Il galopa sur les routes, au travers des landes et des pâturages, tandis que les deux chiens, pour qui toute course était une fête, filaient vertigineusement dans les gramens, aboyaient aux taupes et jetaient la terreur dans l’âme des mulots, des lapereaux ou des grives.

Jacques allait à l’aventure. Il savait bien quelle forme il poursuivait parmi les formes éphémères, mais il ignorait où la trouver. C’était là-bas, dans le domaine d’Alexandre, près de la rivière ou à l’orée des boqueteaux, qu’il espérait découvrir une silhouette furtive. Ce qu’il allait faire ou dire n’avait pas encore d’importance. Avant tout, il fallait la voir…

— Hep ! Mazeppa.

Le vieux hongre répondait depuis plus de vingt ans à ce nom romantique. Chaque fois que son maître le prononçait en clappant, il allongeait ses pattes minces, encore qu’un peu grossies aux boulets, il dressait fièrement sa tête squelettique ; une vague flamme paraissait dans les yeux troubles.

Tout de même, les kilomètres suivaient les kilomètres. On commençait à voir les collines de l’Épervier. Jacques obliqua vers la droite, passa entre un étang et une jeune châtaigneraie, puis tourna la colline orientale. Maintenant, il était sur les terres d’Alexandre. Une arête rocheuse annonçait la rivière. Mazeppa avait un souffle rauque, mais la vaillance domptait la lassitude.

— Encore quelques minutes, Zeppa, murmura le cavalier en caressant l’encolure de la bête.

Le cheval répondit par un faible hennissement et s’enleva. Mais quand ils parvinrent à la rivière il tremblait sur ses pattes.

— Nous y sommes !

Jacques sauta sur l’herbe rousse, attacha la bête à une viorne et se mit à chercher au long de la rive. Quand il arriva au Trou de Lucifer, il arrêta ses chiens auprès