Aller au contenu

Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’un bloc où Rose se tenait de préférence et le leur fit fleurer.

— Cherche, Fumat !… À la piste, Pyrame !

Ils comprirent. Leurs nez intelligents se mirent à prendre autour d’eux ces images odorantes qui, pour les chiens, remplacent avantageusement nos images visuelles. Les tracés s’entre-croisaient, Enfin, Fumat finit par foncer vers le nord, et Pyrame ne tarda pas à approuver cette démarche en l’imitant. Ils traversèrent une luzernière, passèrent par un boqueteau de tilleuls et gravirent une éminence en poussant des aboiements qui ressemblaient à des hourras.

Quand Jacques les rejoignit à la crête, il frissonna. Au loin, dans l’échancrure d’une colline, il apercevait une forme mince qui avançait. Une douceur mêlée d’épouvante envahit son âme. Déjà Pyrame et Fumat l’entraînaient sur le versant, puis dans la plaine. C’était une lande semée de mares et de halliers. De-ci de-là, une grenouille bondissait ou poussait sa plainte clapotante ; des némocères formaient des colonnes bruissantes ; un lièvre, persuadé que c’était contre lui que se liguaient cette bête verticale et ces deux colosses aboyants, fuyait avec un horrible battement de cœur.

Presque sûr maintenant de rattraper Rose, Jacques commençait à réfléchir. Les difficultés de sa tâche apparaissaient toutes ensemble. Il n’en redoutait aucune. Son être se donnait avec fièvre au sauvetage de la jeune fille.

Il dépassa la lande, il revit, parmi les vignes, dans un charmant site gallo-romain, Rose dorée par le soleil. Les chiens aboyaient allégrement. Dans cinq minutes, il serait auprès d’elle…

Comme il se hâtait, il entendit bruire des feuillages et retentir des pas. Entre des buissons, deux faces tannées apparurent et des uniformes sombres. Derrière, se profila une troisième silhouette ; Jacques reconnut Mérangue.

— Que voulez-vous ? cria le jeune homme d’une voix rude.

— Peu de chose, fit Mérangue en saluant. Je voudrais connaître le motif de votre présence…

Il avait son regard sournois et son air nonchalant. Comme Jacques se taisait, abasourdi et furieux :

— Mon exigence semble grossièrement indiscrète, reprit le détective, et vraiment je suis confus. Mais chacun doit accomplir son devoir… Le mien est de veiller sur vos actes et d’en induire les causes. Peut-être me direz-vous que votre présence ici est un hasard ou un caprice. Mais vous sentirez que cette assertion est si inadmissible que vous n’insisterez point…

— Mon intention, riposta Jacques, est de voir mon oncle.

— Pas mal ! fit l’autre. Mais guère plausible. Nous vous avons vu venir ; la route que vous avez parcourue est trois fois aussi longue que celle que vous deviez rationnellement suivre.

Le jeune homme se calmait. Il comprit que toute colère, à moins qu’elle ne fût simulée, lui ferait commettre des sottises.

— Cela n’a pas d’importance, grommela-t-il en haussant les épaules. Je suis arrivé plus tôt que je n’espérais.

— Et vous aimez à errer, acquiesça doucement Mérangue. C’est pour mieux errer que vous galopiez si fort et que vous risquiez de faire crever votre vieux cheval.

Là-bas, Rose venait de disparaître ; Jacques en éprouva une sorte de soulagement.

— Où voulez-vous en venir ? dit-il. Si j’avais eu l’intention de fuir, je ne serais évidemment pas venu par ici.

— Je vous aurais laissé fuir sans la moindre appréhension, riposta le détective.

— Ç’aurait pourtant été un aveu.

— Sans doute, et qui m’aurait personnellement mis hors de cause. Mon rôle n’est pas d’arrêter le coupable, mais de le signaler.

— Alors, je ne vois pas pourquoi vous m’abordez avec des gendarmes.

— J’espère que vous le verrez à la longue. En attendant, voulez-vous nous permettre de vous accompagner au château ?

— Pourquoi ? J’irai bien tout seul.

— C’est ce qu’il ne faut point.

L’effroi piqua Jacques au cœur comme la pointe d’un couteau. Il entrevit avec amertume l’erreur qu’il avait commise et pressentit qu’elle était irréparable.

— J’irai seul ! se récria-t-il.

— J’ai le regret de ne pouvoir y consentir, fit Mérangue d’un ton obséquieux.

— Vous y consentirez ! Vous n’avez pas le droit de m’imposer votre compagnie ni celle de ces messieurs.

La colère l’avait repris, une colère blanche qui faisait craquer ses mâchoires.

— Je vous demande pardon… Nous en avons le droit repartit le détective.

Il fit un signe à un des gendarmes, qui tira un papier de sa poche.

Mérangue murmurait :

— Un petit mandat d’amener… Simple précaution, monsieur… vous serez libre avant ce soir. Provisoirement, il ne vous reste qu’à nous suivre.

Les deux gendarmes s’étaient placidement placés à la droite et à la gauche du jeune homme. Il comprit que non seulement toute résistance serait absurde, mais encore qu’elle favoriserait les machinations de Mérangue. Résigné, il se laissa faire.

Mérangue conduisait la marche. Il eut soin de passer par la plaine nue, évitant les boqueteaux et les halliers.

Quand ils parvinrent à proximité du château, on aperçut Alexandre qui attendait sur la pelouse. La vue de Jacques entre les deux gendarmes parut lui faire de la peine.

— Ça suffira ! dit-il en s’avançant vivement.

Et il entraîna Jacques, tandis que les gendarmes demeuraient dans la cour.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Jacques, exaspéré.

— Je n’en sais rien, reprit Alexandre… C’est une idée de Mérangue, une idée qui me paraît étrange, car il ne te soupçonne pas plus que je ne te soupçonne moi-même.

Alexandre était blafard et fiévreux. Il dormait mal depuis plusieurs nuits, rongé par la fureur d’avoir été volé et plus encore par le mystère de ce vol : un fantôme le hantait, le fantôme d’un être qui détenait le pouvoir d’ouvrir le coffre-fort.

— Je donnerais cinq cent louis pour qu’on le pince ! grommela-t-il en regardant par la fenêtre.

Une rumeur l’interrompit ; on entendit une voix de femme, puis la voix de Mérangue, tandis que les chiens, nerveux, aboyaient rudement. La porte s’ouvrit : Rose entra, les yeux étincelants, sa grande chevelure défaite, qui retombait sur son épaule comme une crinière.

Elle cria :

— C’est moi qui ai pris les vingt mille francs !

Le cri de la jeune fille n’étonna qu’Alexandre. Il la regardait avec ahurissement et rancune, ne sachant pas au juste s’il fallait la croire. Jacques était consterné. Mérangue se frottait doucement les mains en contenant un sourire d’homme qui a su régir le destin.

La première surprise passée, Alexandre exclama :

— Tu n’es pas folle ?

Elle se tenait devant les trois hommes, fine, mélancolique et charmante.

— J’ose assurer que mademoiselle jouit de la plénitude de ses facultés ! fit Mérangue d’un ton papelard. J’attendais sa déclaration.

— C’est donc vrai ? grogna l’oncle.

— C’est faux ! fit Jacques avec véhémence. Elle est innocente. Moi seul ai commis le vol !

— Oh ! se récria Mérangue d’un ton scandalisé…

Rose avait les yeux ardemment fixés sur le visage de Jacques ; puis une émotion très douce détendit ses lèvres ; elle murmura :

— Vous seriez mort plutôt !

— C’est pourtant moi ! reprit le jeune homme avec fièvre. Le soir même où je suis venu demander les vingt mille francs, mon oncle a perdu sa clef dans ma chambre. Je suis allé au coffre-fort…

— Tu connaissais donc la combinaison ? demanda machinalement Alexandre.

Jacques hésita. Mais, craignant un piège, il préféra demeurer dans les limites possibles de la vérité.

— Je ne connaissais pas la combinaison. La serrure n’a pas résisté.

— Donc la combinaison était prête, intervint Mérangue. Qui l’avait préparée ?

— Mon oncle avait sans doute oublié de la défaire !

— Impossible ! se récria Alexandre. J’ai pu perdre ma